CAMBODGE
SIEM REAP
LA SPLENDEUR KHMER
Siem Reap - La splendeur Khmer
Battambang - Les vestiges de la guerre
Phnom Penh - La folie de Pol Pot
Kampot - Le royaume de la brume
Koh Rong - Island hoping
Sen Monorom - Rencontre avec mon totem
Février 2014
L’avion entre Luang Prabang à Siem Reap est piloté comme un tuk tuk, avec beaucoup d’à-coups, de montées et descentes violentes, mais c’est drôle. Arrivée à bon aéroport, je demande au chauffeur de taxi de m’emmener à l’auberge recommandée par Steffi. Il ne sait pas vraiment où c’est, et finit, après de nombreux détours, par me déposer au mauvais endroit; alors j’en trouve une autre. Les dortoirs contiennent environ 40 lits et c’est bruyant, mais c’est 3$ la nuit et le matelas est confortable, ça ira.
En venant dans cette ville, je m’attendais à un endroit tranquille, presque à un centre de méditation au bord des temples d’Angkor. Je ne pouvais pas être plus loin de la vérité. Le centre ville déborde d’activité. Les bars succèdent aux restaurants, il y a de la musique partout et surtout, une multitude de salons de massage ouverts sur rue, chacun offrant une piscine pour pieds remplie de poissons mangeurs de peau morte. Mais le plus perturbant pour moi au début, c’est la chaleur suffocante, que les pots d’échappements des centaines de motos et voitures n’arrangent pas. L’avion m’a fait parcourir 700 kms vers le sud et je suis bien loin de la fraîcheur du nord du Laos.
Le soir, après une tentative de promenade dans le marché nocturne, je me réfugie dans un bar pour échapper aux vendeurs qui m'agrippent le bras, et les chauffeurs de tuk tuk qui m'interpellent. Quand je repense à Siem Reap, j’entends “tuk tuk miss” dans ma tête. Le bar est tenu par un américain installé depuis quelques mois. Il me présente à deux femmes de Caroline du Nord qui prévoient d’aller visiter les temples le lendemain, et nous décidons de nous retrouver pour y aller ensemble.
Au matin, après avoir découvert mon nouveau restaurant préféré aux cocktails de fruits frais à 50 centimes l’énorme verre, je me rends au lieu de rendez-vous. Soit j’ai mal compris, soit elles m’ont oubliée. Les deux sont d’égale possibilité. De retour à mon auberge, je rencontre Amy, une fille de Manchester au fort accent nordiste. Elle fait du bénévolat dans une école du sud de la Thaïlande et est en pause voyage. Elle a déjà passé une journée sur le site la semaine dernière avant d’aller à Siannoukville et repasse par ici avant de rentrer en Thaïlande. On passe la journée à nous promener, en passant par un parc où, paraît-il, tous les mariages du coin y font leurs photos officielles. Effectivement, une ribambelle de mariées, certaines en robe blanche et d’autres en tenue traditionnelle posent pour l’appareil. Sur le chemin, parmi toutes les motos montées par deux à quatre personnes, je vois un chauffeur dont la passagère tient son propre sac à transfusion, relié à son bras. On ne voit pas ça tous les jours ! L’après-midi, on entre dans un hôtel avec notre air le plus décontracté possible pour pouvoir profiter illégalement de sa piscine. Ça marche, et c’est rafraîchissant.
Le soir, au fond d’un marché, on assiste à un spectacle de drag queen tordant, tout en se faisant faire une pédicure. Les ladyboys font du lipsynch, mais visiblement sans comprendre ce qu’elles disent; le mouvement de leurs lèvres ne correspond pas du tout aux paroles ! Après avoir passé dix jours dans un Laos qui m’a semblé très conservateur, je n’en reviens pas de voir ces messieurs-dames encore plus extravagants que ceux vus à Montréal, et les masseuses regardent le spectacle en riant. Il y a aussi une flopée d’enfants qui regardent. et prennent la scène comme terrain de jeu une fois le spectacle terminé. Je suppose que ce sont les enfants des masseuses et/ou des artistes.
Amy, touchée par mon incapacité à trouver de partenaire de visite, décide de m’accompagner pour retourner visiter les temples. Elle pense être allée trop vite la dernière fois. On nous recommande un chauffeur nommé Cobra. Il arrive au matin dans son beau tuk tuk noir, à l’avant duquel est dessiné un serpent imposant. Voici le deal qu’il nous propose : le mieux est de visiter les temples en deux jours; un jour avec le lever de soleil, l’autre avec le coucher. Il est trop tard pour le lever et il a une fête post-mariage ce soir, donc il nous propose une petite journée aujourd’hui, une plus grande avec le lever de soleil demain, et une courte visite avec coucher de soleil le jour d’après. Le tout pour 35$. D’accord !
Les temples d’Angkor sont les vestiges de l’empire Khmer, une puissance d’Indochine au pouvoir du 9ème au 15ème siècle. Il a connu son succès par ses monuments grandioses, mais aussi grâce à son système de bassins et canaux qui permettait de recueillir l’eau en saison de pluie pour s’en servir pendant la saison sèche. Le déclin serait survenu lorsque l’irrigation fut devenue incontrôlable. Le site a été découvert en 1861, lors de la conquête de la Cochinchine par la France.
On commence la visite par le fameux temple Angkor Wat. Je savais que je serais impressionnée, mais pas à ce point. Oui, il y a énormément de monde, mais le temple est immense et magnifique. Chaque bout de mur est sculpté, gravé, raconte des histoires. Chaque rampe d’escalier est bordée de statues, chaque fenêtre a une vue surprenante. L’espace impose le calme. Des moines, comme à Chiang Mai, donnent la bénédiction avec un bracelet en cadeau. Des statues de Bouddha apparaissent dans des recoins. On y passe deux heures et quitte à regret, mais prêtent pour la suite.
En sortant on cherche Cobra parmis les dizaines de tuks tuks qui attendent leurs clients. On angoisse un peu de s’être faites arnaquées, car on a payé une partie d’avance. Finalement un autre chauffeur nous propose de l’appeler pour nous. Cobra n’était juste pas tout à fait à l’endroit prévu.
Le deuxième arrêt se fait au temple Bayon, aussi appelé “temple aux visages”. Il est beaucoup plus petit, mais compte plus de deux cents gravures de visages souriants. C’est comme être encerclé par des dieux bienveillants. Comment, à cette époque (10ème et 11ème siècle), les hommes ont été capables de tant de précision, d’habileté, et sur une si grande échelle? Les marches pour y accéder sont tellement usées que c’en est glissant, mais ça en vaut la peine. J’espère que le tourisme n’aura pas raison de l’histoire.
On longe ensuite la Terrasse des Éléphants, un très long promontoir qui servait aux parades, sur lequel est gravé beaucoup de ces majestueux pachydermes. Sur le chemin on en croise un vrai, magnifique, avec des taches de rousseur. Ils servent malheureusement à faire des ballades aux touristes.
Dernier temple de la journée, le fameux Ta Prohm, recouvert d’arbres. Il a été laissé, dans la mesure du possible, dans l’état dans lequel il a été redécouvert. Les arbres avoisinants répandent leurs graines par le vent, qui germent sur le toit du temple, les racines joignant peu à peu le sol. C’est grandiose. Le soleil bas donne des couleurs et des jeux d’ombre et de lumière particuliers. Chaque recoin est de plus en plus impressionnant. Daniel Craig y jouant une scène dans le film Tomb Raider, beaucoup de touristes posent en imitant James Bond. Allez comprendre.
Il est temps de rentrer. La fête post-mariage de Cobra attend. Des étoiles plein la tête, je vais à un spectacle de cirque ! J’ai vu de la publicité pour la troupe Phare en ville et je veux y jeter un coup d’oeil. Il s’agit d’une compagnie de Battambang dont Ilse m’avait parlée. Après la guerre civile, des rescapés ont suivi une thérapie basée sur l’expression artistique. Y trouvant refuge, ils ont fondé une école pour les défavorisés où les enfants, en plus d’une éducation, apprennent un art (cirque, peinture…). Le spectacle se joue dans un chapiteau, avec quatre ou cinq rangs de spectateurs. C’est magnifique. Un mélange d’art comme celui qu’on voit en occident, mais sous une forme que je ne connaissais pas. Il y a une histoire, dont les dialogues sont traduits en anglais sur un écran. Elle parle d’étudiants visités par des fantômes (deux contorsionnistes) pendant la nuit. Le seul moyen de les faire partir est de confronter leurs peurs. Voir cette pièce ici, dans un pays avec tant de croyances, enlève le côté enfantin de l’histoire pour ne laisser que le mystique. Les contorsionnistes, que d’habitude je n’aime pas, sont accompagnés d’une musique exotique qui rend ces séquences prenantes. Les six étudiants n’ont pas la grâce du cirque Eloize, on a l’impression à chaque seconde qu’ils vont tomber, et pourtant ça marche. Le tout est splendide et accompagné d’humour.
Deuxième journée de visite. On part à 5h30 pour aller voir le lever de soleil sur Angkor Wat. Il y a beaucoup de monde, et pourtant l’ambiance est très paisible. La foule admire le beau spectacle des couleurs de la nature sur la prouesse de l’homme.
On fait le grand tour: Preah Khan, Neal Khan, Ta Som, East Mebon et Pre Rup. Tous ont leur particularité. Plus ou moins grands, avec ou sans bassin, des gravures différentes. Tous magnifiques. La plupart des visiteurs sont calmes et respectueux, se laissent enivrer par la spiritualité du décor. Certains ne trouvent pas leur paix intérieur et s’énervent contre la masse humaine qui les empêche de prendre leurs photos. C’est bien dommage. De mon côté, j’aime attendre la petite seconde où l’espace se vide pour déclencher mon appareil. Ça m’oblige à m’arrêter (parfois longtemps), et ainsi d’observer.
De retour à l’auberge, Cobra nous annonce qu’il ne peut plus nous véhiculer demain parce qu’il va pêcher. Ça nous vaut un petit rabais. J’hésite à quitter la ville, mais un retard du service de buanderie de l’auberge, plus le fait que j’ai une passe de trois jours sur le site, me décident à rester. C’est en vélo qu’Amy et moi nous rendons une dernière fois aux temples. Huit kilomètres de route poussiéreuse sur des vélos de location à 1$ la journée, pas mal ce qu’ils valent. Ils nous donnent la belle liberté de pouvoir s’arrêter où on veut. On commence pour Phnom Bakheng, qui se trouve en haut d’une colline et ne fait pas partie du circuit habituel. La foule y est donc moins dense, ça fait du bien. De là-haut, on voit Angkor Wat dans sa totalité, ainsi que toute la vallée. On passe devant Baksei Chamkrong, puis on longe la porte de la Victoire, avec ses rangées de dieux et démons.
Tout comme le Machu Picchu, les temples d’Angkor sont allés au-delà de toutes mes attentes. Les deux sites m’ont montré la capacité de l’homme à produire du prodigieux, de l’extraordinaire, de la beauté qui rempli le coeur et donne l’envie d’aller encore plus loin.
BATTAMBANG
Février 2014
Dans le bus vers Battambang, je suis la curiosité pâle au milieu de ces visages bronzés. C’est dur de savoir à quoi ils pensent; mais ma voisine me donne la moitié de son pamplemousse vraiment délicieux, ne voulant apparemment qu’un sourire en échange. À l’arrivée, une horde de tuks tuks nous attend, nous empêchant presque de descendre. Un plan envoyé par l’auberge que j’ai réservée me donne l’impression que je peux m’y rendre à pied, mais les rues n’ayant pas de nom, j’abandonne. Un chauffeur me propose de m’y emmener gratuitement, avec la promesse de l’appeler pour mes visites hors de la ville.
L’auberge, ainsi que toute la ville, a l’air paisible. C’est un gros contraste avec Siem Reap. Je passe le reste l’après-midi à la terrasse d’un café, où je rencontre un français, qui vient de décider d’arrêter son voyage et de s’installer ici. Il a repris une entreprise de blanchisserie et me raconte les différences culturelles liées au travail, qui pimentent ses journées. Plus tard, je vais m’asseoir au bord de la rivière Stung Sangkee. Trois filles étranges m’abordent. Deux américaines et une cambodgienne, qui me parlent de tout et de rien, avant de me raconter qu’elles sont missionnaires au Cambodge pour prêcher la bonne parole chrétienne. Ma mère et des amis croyants m’ont appris à respecter la religion et ces filles piquent ma curiosité. Pourquoi venir dans un pays bouddhiste pour faire ça? Elles me répondent que Dieu aime tout le monde, même les bouddhistes, qui, ne l’ai-je pas remarqué, ne sourient jamais car ils sont malheureux. Non, je n’avais pas remarqué. Je les vois aller depuis que je suis en Asie, faisant la ronde de la ville chaque matin pour se faire offrir du riz par la population. Ces moment m’inspirent à chaque fois quiétude et humilité. Les filles croient que Dieu nous parle, alors elles se lancent dans une prière, puis on attend un signe dans un bon trois minutes dans le silence. Mon bras me gratte mais je ne fais rien, au cas où elles essaieraient de l’interpréter. Ça à l’air que pendant ce temps, Il a parlé à l’une d’elle pour lui dire que je suis un être exceptionnel et qu’il m’aime. Je le prends, on sait jamais. Après un certain temps, elles partent, m’invitant à une sorte d’étude biblique. Je décline, ma limite a été atteinte.
À l’auberge je rencontre un israélien et un belge avec qui on loue des vélos pour explorer les alentours. Les routes sont sèches et poussiéreuses. Quand une voiture nous double, je dois mettre mon chapeau devant mon nez pour essayer de respirer. Les cailloux aussi rendent l’aventure ardue. Le paysage est très intéressant et intrigant. Tous les palmiers et maisons sont recouverts d’une poussière rouge dans une atmosphère lunaire.
On s’arrête au “Well of Shadows”, un ancien temple qui a été reconverti en prison pendant le guerre. Elle s’est déroulée de 1967 à 1975, opposant le gouvernement du Royaume du Cambodge aux Khmers Rouges. Ces derniers ont gagné, puis dirigé le pays jusqu’en 1979, avec à leur tête le tristement célèbre Pol Pot. Inspiré par Mao et sa rééducation, il a transformé les lieux religieux et d’éducation en prisons, pour ramener le peuple aux vraies valeurs. Un monument près du temple est maintenant dédié aux morts. Ce sont des fresques, décrivant toutes les horreurs imposées par les Khmers Rouges, qui entourent une vitrine de verre renfermant de bien trop nombreux ossements humains (une partie des dix mille corps retrouvés en ces lieux). Quand j’étais à l’école, j’avais l’impression que le programme d’histoire était énormément centré sur les deux guerres mondiales et des dates importantes qu’on devait apprendre par coeur, tandis que les preuves des atrocités sont enfouies pour ne pas choquer. Ici c’est l’opposé. Tout est exhibé, fait encore partie de la vie d’aujourd’hui. Je n’arrive pas à savoir ce que j’en pense.
Entre autres méchancetés, les Khmers Rouges organisaient des conventions de mariages forcés, tentant d’avoir un contrôle sur la descendance; mais aucun de ces couples n’aurait eu d’enfant, avec pour effet de créer un vide de génération de quelques années. Tous auraient divorcé à la fin de la guerre.
On suit un guide qui nous explique que sa soeur et son père sont morts ici-même. Il nous raconte tout cela avec un calme et un recul déconcertant. Peut-être est-ce un numéro pour touristes, mais ça n’enlève pas la véracité de la guerre. Peut-on pardonner si vite ? Juste à côté du temple/prison, des enfants jouent dans une cours d’école. Drôle de choix d’emplacement, et en même temps symbolique de la volonté de marquer la défaite de l’oppresseur. Il y a bien du monde qui se baigne à Dunkerque, mais c’était une opération de sauvetage, pas une tuerie organisée. Ma tête explose de questions.
Un genre très différent d’attraction à faire à Battambang est le bamboo train. Des plateformes de bambou avec de petits moteurs, qui vont tout de même assez vite, sur un ancien chemin de fer. Le trajet dure vingt minutes environ au bord de la rivière et dans la forêt, jusqu’à une gare/village de vendeurs de boissons et écharpes. Quand deux trains se croisent, l’un doit débarquer des rails, avec ses passagers.
Le soir, je retourne voir la troupe de cirque Phare, avec une retraitée allemande rencontrée à l’auberge. Elle finance les études de deux cambodgiennes et vient leur rendre visite. Le spectacle a lieu dans l’école qu’on peut partiellement visiter. Le spectacle est aussi drôle et impressionnant que celui vu à Siem Reap.
J’avais demandé au gérant de mon auberge de m’organiser une journée dans une école à 80 kms de là, pour assister à des cours. Maintenant il m’annonce qu’il avait oublié qu’on est samedi, et donc pas d’école aujourd’hui… J’accompagne alors Alemund et Aïcha, une mère et sa fille allemandes pour un tour en tuk tuk pour la journée. Elles veulent commencer par le bamboo train. Pas grave, je vais me promener dans les environs en les attendant. Mais le vendeur de billets me reconnait et me propose de monter gratuitement. Arrivées à la gare, la plupart des vendeurs me reconnaissent aussi et s’étonnent de me voir une deuxième fois en deux jours ! Un monsieur de 68 ans commence à discuter avec nous de son expérience de guerre, et soulève son tee shirt pour nous montrer sa cage thoracique partiellement manquante en raison d’une rencontre avec un obus. Encore une fois, une absence de pudeur qui me trouble. Ensuite, un pti gars de 10 ans me propose de m’emmener visiter une vieille usine de riz. Je le suis dans le village, le monde me regardant curieusement, comme toujours. Je me demande s’il m’amène vers des voleurs, mais non, il me montre réellement cette vieille usine, comment le machine sort le grain de son écosse, le riz est nettoyé… Il m’explique qu’il va à l’école l’après-midi du lundi au samedi, que sa matière préférée est les maths, et que plus tard il veut conduire le bamboo train, comme son père. Le tourisme paie bien. Mine de rien, il parle anglais, français, allemand, espagnol et khmer.
Le tuk tuk nous emmène ensuite au Banan temple, en haut de 380 vieilles et hautes marches en plein soleil. À notre arrivée, des enfants nous suivent, éventails à la main pour sécher notre flot de sueur. Même en haut, on entend encore la musique des mariages qui envahissent les rues toutes les fins de semaine de la saison sèche, de 5h à 23h. C’est pourtant paisible, embaumé de l’odeur des arbres et fleurs. Pour faire arrêter Soum, la petite fille qui me suit, de m’éventer, je lui donne 1$. Elle part aussitôt en courant (méchante!), pour revenir deux minutes plus tard avec cinq de ses amis agitant frénétiquement leurs éventails en ma direction. Je réalise à ce moment que donner de l’argent aux enfants, aussi miséreux et cordiaux peuvent-ils sembler, n’ai pas une bonne action. Ils rapportent de l’argent à leur famille, mais ça les condamne peut-être à ne pas chercher d’autre solution…
La suite de la visite se fait au Phnom Sampov killing caves. Le chauffeur nous dit qu’il y a plus de mille marches et qu’on serait bien mieux de se faire conduire en moto, pour un tout petit extra. Il insiste et regarde même Alemund et son âge mûr d’un air inquiet, mais on décline. Une fois en haut, on doute fortement du nombre de marches annoncées précédemment et c’est dans un effort tout à fait gérable qu’on est arrivées à ce temple, lui aussi, reconverti en prison pendant la guerre. La vue est encore une fois à couper le souffle.
PHNOM PENH
LA FOLIE DE POL POT
Février 2014
Phnom Penh, la capitale du Cambodge, ressemble à un village, mais à grande échelle. C’est l’occasion d’aller à l’ambassade vietnamienne pour l’obtention d’un visa, où je laisse mon passeport pour 24 heures. C’est très étrange d’être en pays étranger sans passeport.
S’ensuit la journée la plus éprouvante de mon voyage. Elle commence par la visite de la prison S-21, maintenant appelée le musée Tuol Sleng. Ce fut dans un premier lieu une école, reconvertie ensuite en prison, la plus célèbre du pays, de 1975 à 1979 pendant le règne de Pol Pot. Le lieu en lui-même a l’air paisible; des arbres, des fleurs, une grande cours et des chants d’oiseaux. Pourtant, chaque classe a été transformée en lots de cellules ou salle d'interrogatoire, les tableaux noirs encore aux murs pour bien montrer le mépris pour l’éducation. Il reste des lits, quand il y en avait, les chaînes, et des photos des cadavres retrouvés lors de la libération sont accrochés aux murs. Elles sont de faible résolution, possiblement pour en diminuer l’impact, mais leur présence est malaisante. Il reste des éclaboussures de sang sur les plafonds, des traces de coups et des barres de jours comptés sur les murs. La plupart des visiteurs prennent des photos, mais je crois que je n’arrive à prendre qu’une, d’un tableau de classe. Je ne vois pas l’intérêt de capter des souvenirs dans mon appareil. Le silence règne, mais j’ai l’impression d’entendre tour à tour des écoliers ou des prisonniers, selon ce que je regarde. Plus de dix mille personnes ont été tuées ici. Les fenêtres sont en double vitrage; semble-t-il que l’endroit était tenu secret.
À l’entrée, une liste de règles: pas le droit de crier, avoue tout, parce que les Khmers Rouges ne font pas d’erreur, et ainsi de suite. Dans les dernières salles de la visite, il y a une série de portraits qui mêlent les prisonniers avec les gardiens. Il est souvent impossible de déterminer qui était de quel bord d’après les photos, l’artiste voulant montrer que la guerre oppose les hommes à eux-même, dans une absurdité totale.
Des récits sont aussi exposés, comme celui de ce peintre dénoncé par son voisin pour être un artiste, et qui aura des faveurs en prison en échange de portraits. Ou ceux de dirigeants, tous éduqués, bien habillés, aucun remord dans le regard, maigrement condamnés vingt ans plus tard après avoir en général plaidé non coupable.
À la sortie, un ancien prisonnier est assis à une table, près à répondre aux questions...
Pour bien compléter cette journée d’apprentissage de l’horreur, je poursuis vers Choeung Ek, un des lieux d’exécution aussi appelé Killing Fields. À l’entrée, chacun se fait remettre un audio-guide. La visite se fait donc dans la solitude, les commentaires dans les oreilles aidant peut-être un peu à se détacher de l’endroit. L’enregistrement comporte surtout des témoignages, qui décrivent les lieux. Des fosses, maintenant recouvertes d’une belle herbe verte; un lac de noyade, maintenant plein de lotus; un arbre, où on jetait les enfants tête la première. En prime, un cours pour reconnaître les coups de bâton de bambou, de matraque ou de hache, suivi d’un petit jeu consistant à reconnaître ces marques sur des crânes exposés.
Pol Pot et ses amis voulaient un pays de paysans et de travailleurs, et supprimer le monde intellectuel et sacré. Il a donc fait évacuer les villes pour relocaliser le vivants dans les campagnes. Sauf qu’à l’époque, les villes étaient pleines de paysans ayant fui les campagnes bombardées par les américains pendant la guerre du Vietnam juste avant. Étaient automatiquement supprimés les inutiles, c’est à dire les vieux, les malades et les enfants. Les bourreaux n’avaient plus le temps de déshabiller les victimes. En plus des bouts d’os qui continuent à faire surface par le travail de la terre, on peut aussi voir des lambeaux de vêtements par-ci par-là. La seule cérémonie qui restait était celle de faire jouer de la musique traditionnelle pendant les exécutions, effectuées en général la nuit. Des haut-parleurs sont placés sur un arbre choisi pour être semblable à celui sous lequel Bouddha aurait eu son illumination. Reni du sacré, encore.
Je fais de temps en en temps des pauses à l’audio-guide, pour reprendre mes esprits. Le silence règne dans ce champs maintenant si beau. Les autres visiteurs errent, l’air aussi triste et déconcerté que le mien, dans ce petit paradis de nature et oiseaux chanteurs. Des enfants viennent pour me vendre boissons et friandises, ou simplement faire la manche. Des boîtes à offrandes sont disposées un peu partout, mais celles-ci pour y déposer fleurs, encens ou fruits pour les esprits égarés.
Je ne sais toujours pas où je me situe dans cette démonstration graphique de l’histoire, ni de la direction touristique qu’on lui donne. Je pense que c’est important de savoir ce qu’il s’est passé et d’en apprendre quelque chose. Peut-être que la violence de la représentation est nécessaire.
Pour finir la journée, une devise de Pol Pot : mieux vaut tuer un innocent par erreur que d’épargner un ennemi. Tout est parti d’une mauvaise idée.
KAMPOT
LE ROYAUME DE LA BRUME
Février 2014
Kampot est une petite ville tranquille et charmante. À trente minutes de la mer, elle a cette atmosphère des stations balnéaires hors saison. Elle est réputée pour son poivre, qui est un bonheur pour les papilles. L’auberge qu’on m’a conseillée propose une belle terrasse, un ponton qui mène au fleuve et des pensionnaires font de la musique le soir, tout ce dont j’ai besoin pour digérer mon expérience Phnom Penh.
Dans cette ambiance de relaxation, j’accompagne un groupe qui part en moto explorer une montagne, en haut de laquelle il y a la station d’altitude Bokor. C’est une ancienne station climatique d’Indochine, pour permettre aux plus nantis d’échapper à la chaleur et à l’insalubrité des basses terres. Sa construction s’étend de 1917 à 1925. Pour y accéder, on prend la plus belle route goudronnée que j’ai vu dans le pays. Large, bordée de fleurs, elle est tour à tour ensoleillée ou enveloppée de brume. La montée est mystique, planante.
En haut, on arrive au bâtiment emblématique de la station, le Bokor palace. Il n’en reste que des murs effrités par le temps, mais on peut facilement imaginer les fastueuses soirées qui s’y sont déroulées. Les pièces sont gigantesques et le balcon interminable. Quand les nuages s’écartent, la vue sur la forêt luxuriante est à couper le souffle. Malheureusement le climat dense, la coût faramineux de l’entreprise et la politique instable du pays ont vite eut raison de la station, qui est abandonnée dans les années 50. Une deuxième tentative d’utilisation, avec casino en prime, ne tiendra pas non plus.
Aujourd’hui, le palace et les autres bâtiments avoisinants sont rénovés petit à petit pour attirer les touristes à visiter ce petit coin de paradis féerique. Le fantôme du palace trône parmi une église, un monastère et quelques autres édifices, comme le roi les limbes.
KOH RONG
ISLAND HOPING
Février 2014
Direction Otres Beach, dans le coin de Sihanoukville, une ville au bord du golfe de Thaïlande. Je ne pensais pas aller dans ce coin, mais Denise (de New York), Myrthe (hollandaise), Evelyne (de Boston) et Francine (allemande) me convainquent de les suivre depuis Kampot. C’est un endroit assez tranquille, un belle expérience pour ceux qui aiment les fruits de mers, mais je ne me fais pas prier quand le groupe décide de continuer vers l’île Koh Rong.
Pendant que Denise et Myrthe prennent le bateau rapide, le reste de la bande et moi optons pour le bateau lent supposé prendre 1h30 de traversée. 1h30 plus tard, le bateau s’arrête aléatoirement en pleine mer. Les hauts parleurs usés annoncent quelque chose que je ne comprends pas, puis de l’intérieur je vois du monde sauter du toit du bateau dans la mer. Très étrange... Finalement c’est une pause baignade bien agréable. On s’arrête un peu plus tard pour une pause lunch sur l’île Koh Rong Samloem, avant de finalement arriver à destination. La traversée aura pris plus de quatre heures, mais la balade fût fort plaisante.
Sur la bateau, on a sympathisé avec d’autres voyageurs, et c’est à 9 qu’on cherche un endroit où dormir. Les décisions en groupe sont très difficiles (surtout avec celui-là), mais j’arrive à les convaincre d’aller voir de l’autre côté de l’île, vers une plage littéralement appelée “l’autre côté de l’île”. Un dernier bateau nous amène vers une longue étendue de sable blanc, à un petit regroupement de bungalows qui semblent coupés du monde. Et ils le sont. À l’arrivée, on est accueillis par deux hollandais aux cheveux plus clairs que le sable et semblant vivre d’amour et d’herbes fraîches. La gestion de l’endroit est dans les mains de voyageurs qui tour à tour posent leurs valises un instant et se passent le flambeau. Ils nous présentent un pamphlet décrivant les serpents venimeux à éviter (ça fait pas plaisir du tout). Il n’y a de l’électricité que de 17h à 21h et une restriction d’eau limite son utilisation à la cuisine.
La plage est assez remplie, mais au coucher du soleil, tous ceux qui sont venus du premier côté de l’île (dont Myrthe et Denise qu’on a retrouvées), repartent à travers la forêt, nous laissant une trentaine sur cette immensité de sable. Les dix minutes de marche qui séparent la plage et le restaurant de mon bungalow sont assez périlleux, surtout de nuit quand je m’éclaire à la lampe frontale. Chaque racine d’arbre ressemble à un serpent et je marche en tapant des pieds, comme ma grand-mère me l’a appris dans mon enfance, quand on passait des vacances dans sa maison de campagne dans le Jura. Le but est de faire peur aux reptiles et autres prédateurs. Je dois avoir l’air ridicule, mais je ne suis pas sûre de la contenance de la trousse de premiers soins dans cet établissement. La présence de grenouilles maléfiques me fait garder un bon rythme, mais pas trop, je ne veux pas marcher sur un cobra par inadvertance.
Ce n’est pas que je n’aime pas la plage, mais je m’y ennuie assez vite. Je ne dois pas être normale, parce que pendant que mes camarades envisagent la possibilité de vivre ici indéfiniment, les fourmis dans mes jambes s’impatientent terriblement. Après deux jours à larver sur la plage, je convaincs quelques personnes de me suivre dans une marche sur la plage, vers le prochain village qu’on voit au loin. C’était sans savoir que cette promenade faisait sept kilomètres. Sept kilomètres d’enfoncement de pieds dans le sable qui me valent des gros yeux de la part de mes acolytes. L’arrivée au village est d’autant plus appréciée, et l’excellent repas qu’on y trouve aussi.
Devant l’engouement général à marcher notre retour, j’abdique et on se lance à la recherche d’une embarcation. C’est l’équipe de tournage de la téléréalité Survivor Ukraine qui nous fait monter sur sa barque pour retourner à notre bout de plage.
À la nuit tombée, on va se baigner en espérant voir des phytoplanctons. On en a vu quelques uns la veille, mais ce soir ils se sont déplacés en nombre. Chaque mouvement provoque des étincelles aquatiques hallucinantes.
Les prix du restaurant dans le côté caché de l’île incitent mon groupe à retourner vers le port. La mer est très remontée et la barque qui nous transporte tangue dangereusement. On a moins peur pour nous que de voir nos sacs avec passeports et argent couler au fond de l’eau! Arrivés au port, la barque s’attache plus ou moins à une autre, qui elle est accrochée à un ponton. L’opération est périlleuse, mais nous et nos sacs trempés arrivons sur terre ferme.
Je somnole sur la plage quand j’entends une voix familière parler très très très vite et s’arrêter au niveau de ma tête et dire “wait a minute! Camille?”. J’ouvre les yeux pour voir Denise et Myrthe. Quelle belle surprise. Je les suis vers le bungalow de luxe qu’elle se sont offert pour la nuit, avec vue sur la mer, belle salle de bain, lit qui a l’air confortable… et un singe comme voisin qui aime voler les affaires. Elles sont obligées de tout bien cacher. Elles m’offrent d’utiliser leur douche, un vrai bonheur après les trois jours de sueur/sel/sable et restriction d’eau. Redevenue humaine, on va boire un verre dans un bar au bord de l’eau, où on s’installe sur une estrade sur pilotis. Après un long moment, je sens arriver une vague jusqu’à mes pieds que je laissais pendre. Ça me prend quelques secondes à sentir que quelque chose de pas normal vient de se passer, puis je réalise que cette vague effrontée vient d’emporter mes gougounes laissées par terre. L’océan, ce bougre, à avaler mes gougounes! Qu’à cela ne tienne, je finirai mes jours insulaires pieds nus. Dans ta face océan!
Le lendemain je quitte mon groupe de mollassons pour suivre Denise et Myrthe vers l’île voisine: Koh Rong Samloem. Elle est magnifique. On trouve à louer une tente sur la plage Saracen Bay, puis on traverse l’île à travers la forêt vers la plage Robinson. Elle ressemble à un paradis caché, où deux savoyards tiennent une auberge. On veut leur louer masques et tubas, mais ils nous le déconseille car les poissons sont près des rochers, et l’océan toujours en colère. Alors on reste là, à regarder le coucher de soleil en feu jusqu’à ce que maman Denis fasse remarquer qu’il serait plus sage de rentrer avant la nuit. On finit le chemin au crépuscule, dans la plus belle lumière que le ciel puisse offrir.
On se trouve des hamacs sur une plateforme dans un arbre pour finir cette journée éprouvante, jusqu’à ce que les filles aillent dans l’eau, pour voir les phytoplanctons qu’elles n’ont pas encore vus. Je fais ma difficile, mais quand je me décide enfin à me déniaiser et les rejoindre, j’assiste à un spectacle encore plus incroyable que la fois précédente. Un battement de pied dessine une traînée d’étoiles dans l’eau noire. Le moindre mouvement, et c’est tout un halo de lumière qui scintille. Denise n’arrête pas de dire qu’elle se sent comme une licorne. Moi aussi un peu.
En allant nous coucher, Myrthe implore Denise de ne la réveiller sous aucun prétexte le lendemain et je me joins à la requête. Mes dernières nuits ont été courtes et j’ai besoin de dormir. Pourtant, au petit matin, quand on entend Denise se lever, on la suit machinalement. Il y a un magnifique lever de soleil derrière la paroi de notre tente et il nous semble inconcevable et le laisser partir sans dire bonjour. On reste assises devant l’eau dorée sans rien se dire un bon moment, observant le lever de soleil le plus rapide que j’ai jamais vu.
Malheureusement le reste de la journée ne suit pas cette lancée de bonheur, puisque, pour la deuxième fois de ce voyage, mon corps décide de se vider de mes douze derniers repas. Je blâme agressivement la feuille de salade qui accompagnait les nems de la veille.
On doit rentrer sur la terre ferme absolument aujourd’hui car nous avons chacune bientôt des obligations. Je suis supposée reprendre le bateau lent qui m’avait amené sur Koh Rong, mais les filles me convainquent d’acheter un nouveau billet pour le bateau rapide. Je les laisse gérer le transport jusqu’à Otres beach, étant dans un état de somnolence comme j’en avais jamais eu. Denise essaie de m’arracher à ma léthargie une minute quand elle réalise que je suis pieds nus. “Where are your shoes??!!”. L’océan a avalé mes gougounes, mes souliers sont dans mon sac. Tout va bien.
Par miracle, le Mushroom point, la plus belle auberge du coin, a des lits de libres pour nous. Pendant que je fête, allongée nonchalamment sur le tapis du salon, mon retour au monde internet mêlé à mon état à peu près réveillé, la radio transmet une chanson de Half Moon Run, groupe québécois que je porte dans mon coeur. Est-ce une hallucination de la feuille de salade ?
J’ai hâte de quitter le bord de l’océan car tout le contenu de mon sac est suintant de sel, sable et d’humidité, mais je suis vraiment triste de quitter les filles. Denise reste à Otres beach, tandis que je dis au revoir à Myrthe à Phnom Penh, à la sortie du bus, au milieu d’une dizaines de chauffeurs de tuks tuks qui veulent ardemment être choisis pour être notre chauffeur. Myrthe part pour l’aéroport pour aller à Kuala Lampur. Quant à moi je reste une nuit à Phnom Penh, avant de me diriger vers Sen Monorom.
SEN MONOROM
RENCONTRE AVEC MON TOTEM
Février 2014
Les éléphants me fascinent depuis longtemps; ils sont devenus une sorte de totem pour moi. C’était important, durant ce voyage, d’aller visiter une organisation qui en prend soin, à l’opposé de toutes ces attractions qui les utilisent comme un appât touristique. J’avais contacté sur le chemin un centre à Chiang Mai en Thaïlande, et un autre près de Luang Prabang au Laos, mais les deux étaient déjà à pleine capacité, ce qui est rassurant dans un sens. Je ne suis pas la seule à être préoccupée par leur bien-être. J’ai eu plus de chance avec le Elephant Valley Project. C’est pourquoi je me rends à l’est du pays, à Sen Monorom, dans la vallée de Mondulkiri. C’est une toute petite ville paisible, qui attire quelques touristes par ses chemins de randonnées dans cette belle vallée verdoyante.
Le Elephant Valley Project a été créé par Jack, un ancien mahout (ceux qui accompagnent ou dressent les éléphants) qui travaillait en Thaïlande. L’endroit accueille des éléphants trop vieux pour travailler, blessés, maltraités, ou dont le propriétaire n’a plus les moyens de s'occuper. Dans la plupart des cas, Jack prend temporairement soin de l’animal, en donnant une compensation financière au propriétaire pour le manque à gagner. Celui-ci vient aussi parfois faire un stage pour apprendre à prendre soin de son éléphant. Dans les autres cas, Jack en négocie l’achat.
L’éléphant est très important dans la culture Khmer. Sacré d’une part, il est aussi un atout social et un gros revenu par le tourisme. Le Cambodge attire de plus en plus les étrangers et la balade à dos d’éléphant est un classique. Malheureusement il mange beaucoup et contribue à la déforestation, argument donné par les braconniers pour justifier leurs actes. Les éléphants captifs ne se reproduisent pas, ils n’en ont pas envie à ce qu’on me dit, et les cambodgiens pensent qu’un éléphant né en captivité aura une âme en colère. Les rares fois où cela arrive, une cérémonie est organisée avec des sacrifices d’autres animaux pour apaiser l’âme de l’enfant. C'est un peu dure à comprendre pour nous, mais c'est ainsi qu'ils fonctionnent.
Le projet est situé sur des terres qui, officiellement, appartiennent au gouvernement, et officieusement à une tribu. Jack paie un loyer à cette tribu, donne du travail à certains et les aide financièrement (soins médicaux, école…).
Je vais rester deux jours à observer mon totem. On est ici simplement pour observer, en respectant toujours une distance de trois mètres. Je suis très partagée entre mon émerveillement continue, et la chaleur intense qui réagit mal avec ma récente perte de poids de tourista. La beauté du spectacle me garde alerte. Il y a dix éléphants dans le parc. Certains vivent en troupeau, d’autres en solitaire.
On arrive pour l’heure du bain. Bien qu’ils aiment se recouvrir de poussière et de boue pour se protéger du soleil et des moustiques, ils doivent se laver chaque jour pour éviter des infections de peau. Ils ont, contre toute attente, une peau fragile et sensible, qui leur laisse ressentir jusqu’à la présence d’une mouche sur leur crâne. Les éléphants du centre sont plus ou moins autonomes selon leur histoire, et est chacun suivi par un mahout attitré. Les pachydermes les plus dépendants se font amener par leur surveillant dans un lac où ils se font jeter des seaux d’eau et brosser le bidon.
Le sol ne vibre pas quand ils passent près de nous. La répartition de leur poids sur leurs quatre gros pieds leur donne un pas léger. On peut voir leur passé sur leurs corps; ceux qui ont porté des touristes ont la colonne vertébrale saillante, le siège ayant tassé leur dos. Un autre a une cicatrice sur le front, souvenir de coups pour l’aider à obéir. D’autres étaient plus libres, et n’ont pas besoin d’aide pour se laver ou chercher de la nourriture.
Ils ont plus de force dans le cou que dans le dos. Ils dorment couchés, pas plus de trois heures à la fois sinon ça leur fait mal. Quand ils sont alertes, ils décollent leurs oreilles pour avoir une meilleure ouïe. Ils s’expriment par la vibration de leur bosse de front; quand ils barrissent avec leur trompe, c’est un point d’exclamation. En général, seuls les mâles ont des défenses en Asie, mais les femelles en ont parfois de toutes petites. Ils ont beaucoup de force dans la trompe; j’ai vu un éléphant couper un arbre avec sa trompe pour pouvoir manger la feuille du dessus. Parfois il leur manque le bout de la queue, qui a apparemment une bonne valeur marchande. La vieillesse leur creuse le front et les joues. La plupart du temps ils meurent de faim à l’âge de 60 ou 70 ans, après avoir perdu leurs dents. Je suis comme la fille ennuyeuse qui pose trop de questions en classe, mais Jack est plein de ressources et je veux tout savoir.
Les mahouts sont très drôles à observer. Ils passent leur journée assis, changent de spot quand ils ne voient plus leur protégé. Ils ont un style vestimentaire incertain, l’un d’eux porte un manteau d’hiver sur son torse nu. Il fait au moins 40 degrés avec cent pour cent d’humidité ! Ils gèrent très tranquillement ce qu’ils appellent la politique des éléphants. Il y parmi ces neuf femelles et unique mâle une hiérarchie et certaines querelles.
Ruby, qui a été maltraitée avant son arrivée, n’avait que Bob pour seul ami. Mais Bob, autant usé par ses maîtres, est mort il y a quelques jours. Ruby les a passés à pleurer et a encore l’air toute triste.
Pour ceux qui ne l’ont pas eu facile, Jack change leur nom à leur arrivée, pour marquer un nouveau départ. Aux autres, il leur laisse un moment leur collier ou autre référent qui atténue le changement de maison.
Le deuxième jour, Jack doit donner des médicaments à Onion, qui a une dent infectée. Il cache des pilules dans des bananes. On a exceptionnellement le droit de nous approcher du pachyderme, ou plutôt de la laisser s’approcher de nous, car quand Onion aperçoit le fruit, elle se dirige doucement mais sûrement vers nous. Je suis subjuguée par cette masse élégante. Pendant que mes acolytes s’empressent de la caresser, je mets quelques secondes à la toucher, d’abord du bout du doigt sur la trompe. Je ne veux pas la déranger ou lui faire peur. Sa peau est étrangement douce, un peu spongieuse, d’une belle texture. L’expérience dure peut-être cinq minutes, mais je savoure chaque seconde, avec l’impression d’accéder à un monde interdit, magique et somptueux.