SIA
Août-Septembre 2020
650 km…. ça faisait un moment que je cherchais une randonnée de quelques jours à faire au Québec, mais là, 650 km? Il doit bien y avoir un juste milieu entre le tour des îles de Bouchervilles et le sentier international des Appalaches. Les deux récits que je trouve sont celui d’un fou furieux qui l’a fait en une vingtaine de jours, et celui d’une femme qui parle beaucoup de dépassement de soi, d’accomplissement, de fierté d’avoir bravé les obstacles, sans vraiment développer en quoi ça consiste exactement.
Mon été 2020 s’est retrouvé rempli de temps à perdre, en plus d’un besoin viscéral de quitter mon appartement, de mettre au défi mon corps et mon esprit pour ne plus penser à l’actualité de ce début d’année désastreux. Alors j’ai ressorti les vieux dossiers, les articles mis de côté qui parlent d’aventures que j’aimerais bien faire si j’en avais le temps et le courage. Le temps n’est plus un problème soudainement. Et pour le courage, on va y aller un jour à la fois.
Avertissement: au début, j'ai pas tant de fun, mais ça s'améliore.
JOUR 1 - MATAPÉDIA- REFUGE TURCOTTE - 16,5 km
J’ai un peu l’impression de tricher en commençant au kilomètre 647 à Matapédia (je vais marcher dans la direction du km 0 au parc Forillon, jusqu’où mon corps sera capable). Le km 650 est à la frontière avec le Nouveau-Brunswick. Le SIA est le prolongement du célèbre Appalachian trail, qui va de Géorgie jusqu'au Maine en 3500 km. Du Maine, il se poursuit dans le Nouveau-Brunswick, puis dans notre belle province vers Cap Gaspé. Je pourrais faire les 3 km dans un sens puis dans l’autre, mais je commence sur le ton de la paresse.
Gisèle, la tenancière du gîte où je passe ma dernière nuit dans un vrai lit, me materne avec soin. Elle me demande au moins dix fois si je marche seule, si je ne veux pas aller au camping rencontrer d’autres randonneurs, à quelle heure je rejoins mon groupe déjà?
Après un déjeuner “bien simple” m’annonce-t-elle, de pain maison, confiture maison, oeufs brouillés et fruits (je fais mes adieux aux crudités pour les prochaines semaines), c’est un départ. Je laisse mon auto à la gare, troque mes adidas gazelles contre des bottes, me pare de mon gros sac et règle mes bâtons. C’est parti.
Un belvédère trône sur une première colline, pour dire au revoir à la ville. Puis je passe sous l’arche qui annonce le début de l’aventure. Ça prend peu de temps pour que j’haïsse mon sac trop lourd, mes bottes trop lourdes, et mes décisions de vie de merde. J’avais été prévenue que ce ne serait pas une promenade dans le bois, mais ça c’est les montagnes russes. Ça monte, puis ça descend, puis ça monte, puis ça descend; les points de vu c’est pour les faibles apparemment. J’ai jamais été dans une salle de gym, mais j’imagine que ça ressemble à ça, s’obstiner sur une machine qui ne répond rien. Une humidité tropicale avec ça. J’avance pas à pas, en détruisant tous les gardes-mangers des araignées au passage. J’ai envie de me rouler en boule et d’attendre qu’on vienne me chercher. Des moments d'accalmie de dénivelé me donnent assez d’énergie pour voir les beaux points de lumières qui se font un chemin à travers la canopée et caressent le sol vert, avec le chant des oiseaux.
Le sentier est de plus en plus ardu. Je doute, trouve mon sac très lourd, m’essoufle. À mi-chemin, je m’arrête aux chutes Picots pour manger. La sortie soudaine du bois se fait sur une aire touristique, d’où une famille quitte rapidement. Peut-être est-ce à cause de mon look white trash, la sueur me dégoulinant jusqu’aux genoux, les cheveux gonflés d’humidité, la face rouge, le souffle court, ou bien mon odeur.
Encore un tout petit 8 kilomètres pour finir la journée. Toute cette vapeur d’eau environnante, c’était juste un aperçu de la pluie imminente. Douce au début, elle prend ses aises et se transforme en déluge. Les pentes deviennent des glissades de boue sur lesquelles je m’étale de tout mon long. La pluie fait couler la sueur de mon front dans mes yeux et ma bouche. Ça pique. L’orage approche quand j’arrive à un champ. Est-ce que je m’y allonge? Je me remémore les dessins de gens allongés dans l’herbe, sourire au lèvres, satisfaits de leur gestion du danger. Je décide que l’éclair préfèrera la tour d’observation et je longe l’orée du bois, du moins temps que l’apocalypse n’est pas directement au-dessus de ma tête. Le gros nuage noir est magnifique au moins. Et finalement assez gentil, il finit par s’éloigner.
La journée semble interminable. Et demain j’ai 10 kilomètres de plus! Le sentier débouche sur une route principale, celle de Saint André de Restigouche. Je rêve d’un soda, mais la flèche qui indique le dépanneur est dans le mauvais sens. Je ne ferai pas un pas de trop!
L’arrivée au refuge Turcotte est ressentie comme ces marins perdus en mer qui voient la terre pour la première fois depuis des semaines. Il est joli, vide et face au lac. J’hésite entre l’impossibilité énergétique d'entretenir une conversation et la crainte de passer la nuit seule dans le bois. Je m’étire et lis le cahier du refuge dans lequel les randonneurs écrivent leurs impressions. Les mots des autres tout autant meurtris de leur journée me rassurent. Je mange. Toujours personne. 19h30, il fait encore jour mais mes yeux se ferment. C’est pas si pire toute seule finalement.
JOUR 2 - REFUGE TURCOTTE- REFUGE QUARTZ - 27 km
Les 10 kilomètres jusqu’au refuge du Corbeau se font assez bien. J’avais hésité à m’arrêter là pour la nuit, comme recommandé, mais en préparant mon itinéraire depuis mon canapé confortable à la maison, je trouvais que ça faisait une trop petite journée. Le refuge est très beau, avec une galerie sur pilotis qui laisse observer toute la vallée. Ça aurait été chouette de rester finalement. Mais bon, une barre tendre et ça repart.
La descente vers la rivière est plus que périlleuse. La pluie d’hier a transformé la grosse pente en ravin. Des cordes sont à disposition pour descendre en rappel. Plus d’une fois je jette mes bâtons en bas et agrippe la corde à deux mains.
Le canyon Clark est décrit comme une expérience intense, et ça l’est. Deux heures pour faire deux kilomètres… La vue est magnifique, certes. Je n’ai aucun doute que sans le facteur boue, fatigue, sac, remise en question existentielle, j’aurais du gros fun. Mais aujourd’hui, le chemin est une torture étroite et glissante, escarpée, mélangeant boue et grosses pierres. Six passerelles font faire des va-et-vient entre les deux rives, plus quelques passages à gué (rafraîchissants cela dit).
De retour dans le bois, désespérée du temps passé sur deux malheureux kilomètres et les jambes en compote, je retrouve les allers et venues d’altitude. Quelque part sur le chemin, je rencontre Odette et Marianne. Elles ont dormi au refuge du Corbeau, où elles ont rencontré Daphné, qui est plus en avant. J’ai hâte d’arriver. J’imagine qu’il y a quelque part un décompte de tous mes pas de la journée et que chacun d’eux accompli me rapproche du zéro. Je visualise la couleur et la police de ce panneau allégorique quand je croise deux orignaux! Des tout jeunes sans panache, mais quand même! On passe un moment à s’observer, et ça donne un sens à cette journée.
Je profite du passage à gué d’une rivière pour baigner mes pieds et percer mes premières ampoules. Lâchez-moi pas maintenant les gars. Il reste 4 kilomètres à longer cette rivière dans une pluie peu encourageante. Les refuges se repèrent bien par leurs toits bleus et c’est un émerveillement de l’apercevoir enfin. Daphné ne l’a pas trouvée si difficile cette journée, elle a même eu le temps d’aller se baigner dans la rivière avant la pluie! 27 ans, adepte de crossfit, elle est en forme. Elle y est aussi allée très minimaliste niveau sac à dos, ce qui fait paraître le mien encore plus gros. Marianne et Odette finissent par nous rejoindre. Marianne, 34 ans, et Odette, 59 ans, se sont rencontrées dans une formation à la longue randonnée. Elles se préparent depuis un an, savent faire des nœuds, un feu avec du bois mouillé, ont un code de sifflet pour se tenir informées de leur état à distance, et ne vont pas à la bécosse sans leur canif, en cas d’attaque animalière. Elles connaissent le poids précis de chaque élément de leur bardas, dont un fichier excel a calculé le poids total. Alors qu’on est toutes bien fatiguées de notre journée, Odette a le sourire jusqu’aux oreilles et a hâte de repartir. Ma famille du SIA est née.
JOUR 3 - REFUGE QUARTZ-ABRI SAINTE MARGUERITE - 20 km
La journée commence par une longue pente raide, évidemment. Faudrait pas oublier qu’on est en montagne. Elle me met en colère. Les deux derniers jours ont été une grande remise en question. Suis-je faite pour la longue randonnée? Suis-je faite pour la randonnée tout simplement? Est-ce que j'aime la randonnée? Cette dernière question est bouleversante. Depuis petite, je me nourris de montagnes et les cherche à chaque voyage, et maintenant je ne sais plus. Je ne sais plus ce que j’aime, je ne sais plus qui je suis. Je pense avoir sérieusement besoin de dormir (pas toujours facile sur un matelas boudin). Demain j’arriverai à Causapscal, une ville d’où il est sûrement possible de rejoindre Matapédia et mon auto. On verra. Peut-être que j’ai voulu aller trop vite trop loin avec ce projet, mais dans un premier temps, je veux aller au bout de cette montée.
Après 45 minutes de sueur et de respiration difficilement contrôlée, le sentier sort de la brume et m'accompagne au-dessus d’une mer de nuages. Ok, c’est magnifique, ça mérite une photo. Une photo... où est mon appareil ? Mon ami, mon œil, la décision difficile de l’emporter et d'ajouter 1 kg à mon barda? J’ai dû le laisser au refuge. Marianne et Odette sont parties après moi, mais d’un coup qu’elles ne l’aient pas vu? J'abandonne mon sac sur un petit bout de plat et redescend. C’est beaucoup plus facile sans sac, ça donne presque un regain d’énergie. Les filles, qui étaient encore en préparation de départ, me prennent pour une folle quand je leur dit que j’ai pas bien fait mon sac, que je l’ai abandonné là-haut et quand, surtout, je ne vois mon appareil nullepart dans le refuge. Aïe. Rien à faire, je remonte, un peu plus vite cette fois. Me vient à l’esprit que j’ai pas fait si attention que ça à l’endroit où j’ai laissé mon sac/maison. Était-ce vraiment plat, est-qu’un ours l’a trouvé et s’en sert de ballon? Je soupir d'apaisement quand je vois que le monstre n’a pas bougé. Et hop (ou presque) sur mon dos.
Je marche au ralenti, je sue, je pue. Je fais 10 kilomètres en six heures, j’ai peur d’avoir perdu mon appareil photo, je traverse des rivières à gué (la fraîcheur de l’eau fait du bien) jusqu’à ce que j'arrive au beau refuge du Creux. Il incite à une pause bien méritée, sur sa galerie au bord de la rivière, les papillons viennent voir qui est cet énergumène à l’allure saugrenue. J’hésite à m’arrêter là pour la nuit, mais le problème du SIA, c’est le parc de la Gaspésie. Les places y sont rares, réservées d’avances, et si je ne me tiens pas à mon programme, ça peut être difficile plus tard.
Une dernière montée, puis un 8 kilomètres de plat très attendu. J’entends et vois un arbre qui tombe dans la forêt. Je prends le temps d’y penser un moment, mais il me semble vraiment qu’il aurait fait du bruit même si je n’avais pas été là. La forêt vit très bien sans nous, même mieux. Les 3 derniers kilomètres se font sur route goudronnée. Agréable au début, l’asphalte fait vite mal aux pieds. Les éoliennes voisines font diversion un temps, mais mes pieds sont enflammés par la dureté du sol, et la découverte de l’abri est un soulagement. Il est beau aussi celui-là, dans une clairière jonchée de bleuets sauvages. Daphné est là depuis un moment. Elle me raconte sa visite au dépanneur un peu plus loin, où on peut utiliser de vraies toilettes et se laver les mains avec du savon!! Un vrai feeling de paradis.
PS: ma caméra était dans le fond de mon sac…
JOUR 4 - REFUGE SAINTE-MARGUERITE - CAUSAPSCAL - 23 km
Comme on sait qu’on a une petite journée, on prend notre temps. Le sentier est facile aujourd’hui, et beaucoup sur route. On se parle de tout et de rien, au pied des éoliennes impressionnantes. Marianne et Odette ne sont jamais arrivées, on suppose qu’elles sont restées au refuge du Creux. On arrive vite en ville, mais évidemment le camping dans lequel se trouve l'abri est à l’autre bout. Ce sera ça de moins à faire demain. Parce que oui, j’envisage un demain. Le plat et la compagnie me redonne le moral, et je vais pousser au moins jusqu’à Amqui. On s’arrête à une cantine, où le seul plat végétarien est une montagne de laitue iceberg et trois morceaux de tomate, mais ça fait tellement de bien de manger des produits frais que ça passe presque inaperçu. À l’accueil du camping, on croise Odette et Marianne! Le chum d’Odette, Michel, après avoir déposé les filles à Matapedia, a fait le tour des boîtes de dépôt avec les ravitaillements. Sur son chemin de retour, Odette l’a appelé pour aller les chercher à la sortie du bois à Sainte Marguerite.. Et les voilà!
JOUR 5 - CAUSAPSCAL - ABRI LA CHUTE - 16 km
Le tonnerre a grondé très fort cette nuit. La pluie intense a joué avec le toit en tôle de notre abri.
Grosse nouvelle de la journée, Marianne abandonne, elle a trop mal aux pieds. Ça donne un coup, et bizarrement me donne plus de force pour continuer. Elle va rentrer à Montréal avec Michel, puis revenir avec son auto et faire des bout avec Odette de temps en temps.
On laisse Odette prendre un peu d’avance. Elle garde sa ténacité de fer, mais préfère nous garder pas loin. C’est vrai qu’à date, on est juste nous quatre (maintenant trois) sur le sentier.
L’orage a laissé une belle boue en souvenir. On est vite trempées et sales, mais le ciel magnifiquement coléreux se dégage peu à peu, alors c’est pas grave. J’ai l’impression que mon sac est un peu plus léger, ou bien se sont mes épaules qui se forment. On finit par croiser Odette. Elle est belle à regarder marcher. Elle observe son pays en prenant tout le temps qu’il faut pour bien voir ses belles subtilités.
Les montées et descentes reprennent, évidemment. Du raide, du glissant, mais on passe le cap des 100 km de marche! On est fières de nous. On est à la recherche de saumons et d’ours (de préférence de l’autre côté de la rivière), mais on est vraiment les seules dans cette partie du pays.
Le refuge est agréable, sur des hauteurs près d’une rivière. Je me réjouis du fait que c’est la première fois que je n’arrive pas au bout de mes forces en fin d’étape. J’envisage, peut-être bien, de finir le sentier.
Vers 19h, un couple de granos nous demande s’il peut utiliser notre pit de feu. Ils voyagent en van et sont stationnés sur le parking 100 mètres plus loin. On dit OK, sans savoir que ça allait leur prendre une heure juste pour allumer le feu. On propose de les aider, mais ils disent que tout va bien, alors on observe l’évolution fascinante de nos pieds. En juste cinq jours, ils ont déjà changé de forme et de couleur par endroits. À 20h, on dit bonne nuit et bon appétit au couple, et on va se coucher. Heureusement, c’est silencieux un grano qui mange.
JOUR 6 - ABRI DE LA CHUTE - ABRI DE L’ÉRABLIÈRE - 23 km
Odette prend un peu d’avance pendant qu’on finit de paqueter notre maison de dos. On arrive vite à une réserve à saumons, où il nous a été promis d’observer la ténacité de ces êtres à nageoirs à remonter un courant; mais ils doivent être partis camper, parce qu’ils ne sont pas là. Passé la réserve, ma face se heurte régulièrement à des toiles d’araignées. Je m’en veux de briser le travail colossal de ces bâtisseuses, mais aussi je me dis que ça prouve que je suis la première à passer par là aujourd’hui, et que donc, Odette n’est plus devant moi. Elle a dû prendre un autre chemin. Elle est débrouillarde et chargée de cartes, d’application et de bon sens, elle ne doit pas être loin.
Le chemin large et boisé est vallonné et offre régulièrement de belles vues, les premières du sentier! C’est plaisant. Il longe une érablière et son circuit de tubes bleus, en attente du jus sucré qui fait la fierté de la province.
Pour accéder aux chutes à Philomène, il faut faire une bonne descente. Je n’ai pas très envie de faire ce détour avec mon sac, et il y a beaucoup trop de monde ici pour l’abandonner sur le chemin. Pourtant le désir d’une bonne baignade est ardent. Je m'assois avec un bout de chocolat pour réfléchir, quand Daphné arrive. “C’est la Gaspésie!” qu’elle me dit, laissons nos sacs au parking, y’en aura pas de problème. Ok. C’est pas long qu’on se retrouve plongées dans un des bassins. On repose nos jambes en bronzant et en écoutant l’eau couler sur les rochers.
Un dernier 2 kilomètres et on arrive à l’abri. Pas d’Odette… Et l’étang qui devait nous servir de source d’eau est vaseux et plein de sangsues. Heureusement, Daphné a fait le plein aux chutes et en a assez pour deux d’ici demain. Une heure plus tard, une Odette à peine fatiguée débarque. Elle s’est trompée quatre fois de chemin et nous raconte ses péripéties de sauts de troncs d’arbres et de coupes à travers bois en riant et en massant ses pieds endoloris. Sa bonne humeur est imperturbable.
JOUR 7 - ABRI DE L’ÉRABLIÈRE - AMQUI - 10 KM (+5 EN AUTO)
On part à trois à l’unisson. Petite journée majoritairement sur du plat. On traverse souvent la rivière, au début sur des passerelles croches, qui deviennent de plus en plus belles à mesure qu’on avance vers la ville. Le sentiment de se rapprocher de la civilisation est confirmé par la rencontre de marcheurs en chaussures de ville et aux épaules libre de sac à dos (complètement aberrant).
Ravitaillement à l’épicerie: fromage, banane, pansements, l’essentiel quoi. Marianne est venue chercher Odette. Elle propose de nous conduire au camping à 5 kilomètres. On se moque de moi quand je dis que ça me donne l’impression de tricher, et j’avoue qu’on ne manque rien à ces kilomètres d’asphalte.
Au camping, on profite évidemment des douches, mais aussi de la laveuse! Le savon sent tellement bon qu’on plonge nos faces dans nos bas qui étaient répugnants il y a une heure. Je m’aventure à me regarder dans le miroir. Misère. Le feu sauvage de ma lèvre supérieure tente de rejoindre ma narine, j’ai de l’acné de chaleur et un monosourcil. On repassera pour l’élégance. La lecture du carnet de l’abri est pleine de belles histoires de force, de solitude, de repos, d’abandon pour certains. Tout le monde parle de ses pieds, et nous aussi.
JOUR 8 - AMQUI - ABRI SAINT-VIANNEY - 22 Km (+ 3 EN AUTO)
En quittant les dernières habitations à l’orée du bois, j’ai l’impression d’apercevoir un renard; à moins que ce ne soit un gros chat. Allez savoir. Des montées rappellent un peu les premiers jours, mais elles semblent moins fortes, ou mes cuisses plus fermes, au choix. Je commence à me sentir plus investie dans cette randonnée et plus sereine, possiblement grâce aux produits frais que j’ai acquéris en ville et qui me servent de lunch en haut d’une montée, sur un banc, les pieds aérés et les yeux occupés à regarder la vallée.
Je parle toute seule, crie contre les moucherons qui virevoltent devant mes yeux sans se tanner. On travaille notre communication. Ils arrêtent de s’acharner quand j’arrive sur la route. Encore de la route, qui monte un peu, descend un peu, vire pour en dévoiler plus. Les quatre roues passent souvent à vive allure accompagnés de nuages de poussière bons pour la peau et les poumons; je suis sur leur terrain de jeu. Marianne, accompagnée d’Odette, nous sauve encore une fois des 3 derniers kilomètres qui en paraissent 20.
L’abri de Saint-Vianney est dans un parc, tout près du dépanneur du village de 450 habitants. L’espace sanitaire n’est pas seulement propre, il propose une douche aux multiples jets qui nous redonne notre jeunesse et est d’autant plus appréciée que la prochaine est dans une dizaine de jours.
Un gazebo devient notre salon. On sort les bières, chips, trempettes, cartes topo et on admire un p’ti gars d’environ 10 ans, qu’on surnomme Keven, faire des cercles en quatre roues sur le terrain en face. Terrain, pensons-nous, prévu pour des spectacles de ce genre, avec des gradins pour les spectateurs chevronnée admirateurs d’acrobaties mécaniques. On sait vivre à Saint-Vianney.
JOUR 9 - SAINT-VIANNEY - ABRI RIVIÈRE MATANE - 8 Km (+10 EN AUTO)
Daphné prend un jour de repos; elle doit récupérer un ravitaillement demain à la poste. Ça me fait drôle de partir sans elle, mais on est parties seules après tout. Peut-être me rattrapera-t-elle plus tard.
Là encore, Marianne nous propose de nous sauver les 10 premiers kilomètres de route. J’ai l’impression de tricher, de ne pas pouvoir me qualifier de randonneuse quand je suis si facilement amadouée à monter dans le véhicule d’une personne que je connais à peine et qui m’offre des friandises, mais mes plantes de pieds n’y voient aucun inconvénient. Elle nous dépose, Odette et moi, au bord d’un sentier qui longe l’agréable rivière Matane jusqu’au poste John, où les filles récupèrent elles aussi un ravitaillement. De là, seulement 2 kilomètres nous séparent de l’abri Rivière Matane. La température idéale accentue le cadre idyllique de cet endroit. On passe un bon moment immergées dans la rivière, nous agrippant aux roches pour ne pas se faire emporter par le courant. Un peu comme au spa, peignoir non inclus.
JOUR 1O - ABRI RIVIÈRE MATANE - ABRI DU RUISSEAU DES PITOUNES - 12 KM (+4 DE DÉTOUR)
Début de journée en douceur. Nous commençons notre marche sur du plat, histoire de se réchauffer tranquillement. Puis viennent les montées et descentes. Elles sont ardues, mais peut-être grâce à toutes les mises en garde ou de meilleurs conditions générales, je les trouve bien plus agréables que celles du secteur Avignon. On est tellement prises dans le récit de la randonnée dans le désert du Maroc d’Odette qu’on rate une intersection. Deux kilomètres de descente qu’il faut inverser pour revenir sur le sentier. Heureusement, il montre régulièrement de magnifiques panoramas. Il sait nous amadouer, comme un jeune enfant qui nous fait des yeux de biche après une bêtise.
Depuis les dégagements on peut voir de grandes étendues d’arbres sur un sol bossu. Combien d’orignaux gambadent là-dedans? Ils font quoi en ce moment? Le ciel s’obscurcit et la pluie tombe au loin. Ça fait une semaine qu’on a un temps magnifique, il faut bien arroser la forêt. Demain sera humide.
On s’approche clairement de la réserve faunique de Matane, plus appréciée des marcheurs qu’Avignon ou la vallée de Matapédia. On fait de belles rencontres, comme celle de Jean-François, qui a parcouru le SIA à grandeur l’an dernier et refait la réserve cet été. Il y a aussi Sylvie et Vincent, deux jeunes retraités partis de Gaspé et qui se dirigent vers Matapédia. Ils ont des rondeurs qu’on ne s’attend pas à voir sur le sentier, et pourtant ils ont déjà parcouru 450 km! Vincent installe une toile dans les arbres. Il a vraiment l’air de ne pas savoir ce qu’il fait; il s’emmêle dans un méli-mélo de cordes, et, cependant, le résultat est magnifique. Ils sortent une vraie cuisine de leurs deux énormes sacs et nous racontent leurs aventures avec joie et entrain. Le sentier n’a pas d’âge, et a même l’air de mieux réussir aux plus mûrs. Ils n’ont aucune prétention de vitesse, de performance, rien à prouver, juste du plaisir à avoir.
JOUR 11 - ABRI DU RUISSEAU DES PITOUNES - ABRI DU LAC TOMBEREAU - 13 Km
Jean-François avait annoncé de la pluie pour midi grâce à sa technologie de randonneur moderne, il est préférable de commencer tôt la journée. Les premiers kilomètres sont faciles, puis la difficulté angulaire s’établit. De belles lignes de fuite nous permettent d’observer l’évolution assombrissante des nuages. Le sommet du mont William Price est magnifique et l’horizon reste bien dégagé. On s’y arrête un moment, parce que pourquoi pas. On voit des traces de pas d’orignaux, mais ils sont déjà partis. Quatre couleuvres sursautent à mon passage. Ce sera ça pour la découverte faunique de la journée.
On descend, puis on remonte! Sur le mont Petchedetz cette fois-ci. Les nuages s'assombrissent encore et il reste 3 kilomètres. On accélère un peu. À midi tapante, la pluie commence. D’abord toute fine et discrète, puis plus affirmée. Le dernier kilomètre devient un toboggan de boue.
À l’abri, Marianne nous attend avec de l’eau chaude, gracieuseté de la bienveillance de cette belle femme. Jean-François reprend son chemin après une petite pause. Nous autres, on enfile nos sacs de couchages et on passe l’après-midi là.
JOUR 12 - ABRI DU LAC TOMBEREAU - CAMPING DU LAC MATANE - 15 Km
La pluie a enfin cessé, mais sans oublier de laisser de belles grandes flaques de bouette. Les pentes aiguisées comme toujours nous font passer près de trois jolies cascades. En haut, le sentier est caché par des fougères géantes et par une brume féérique. Ces plantes, qui occupent une grande place dans la poésie des randonneurs, s’assurent que l’eau de pluie recueillie s’immisce bien dans tous les replis de nos vêtements et souliers, tout en faisant douter du chemin camouflé par ces ogres verts. On fait une pause lunch collées pour se réchauffer un peu. On aperçoit une énorme trace d’orignal, plus large que mon pied. On continue doucement, en observant les alentours brumeux, mais Olivier l’orignal ne se montre pas. Il est timide.
À 2 kilomètres de l’abri de la montagne Valcourt, Marianne nous rejoint. Les filles s’arrêtent là pour la nuit. Je pensais les quitter à l’intersection, mais elles me proposent une pause ramen, et ce serait impoli de refuser. Il est 12h15, j’ai du temps pour les 5 derniers kilomètres de ma journée. On s’installe sur une plateforme de tente, un rayon de soleil sort, le ramen réchauffe mon corps frette. L’au revoir est difficile, mais il est temps de poursuivre.
Un peu plus loin, je retrouve Ben et Marion, qui dormaient aussi au camping du lac Tombereau hier. Ils avancent comme des flèches!
À l’abri, on rencontre Mélissa et son chien, en journée zéro. L’abri est au bord du lac, à l’eau claire invitante. On joue aux cartes, on soupe, on se partage une bière et du chocolat. Du beau bonheur. Et surprise! Daphné arrive. Elle vient de clencher trois étapes.
En début de soirée, on chille tous dans l’abri pendant que la pluie reprend, quand un groupe de quatre randonneurs arrive, avec une réservation pour le chalet. En tant que marcheurs, on ne peut s'y installer que s'il n'y a a pas de réservation. Fuck. On installe nos tentes à la noirceur, sous la pluie. J’essaie de suspendre ma lessive dans mon 1m². C’est pas la plus tendue des tentes, mais ça fera l’affaire pour la nuit.
JOUR 13 - CAMPING DU LAC MATANE - ABRI DU LAC BEAULIEU - 25 Km
Ça n'a pas fait l’affaire tant que ça. En plus de l’humidité attrapée dans le montage de tente sous la pluie, le vent a secoué pas mal les parois pendant la nuit, la rendant assez courte. Je prépare mon gruau matinal sous mon auvent, en protégeant le réchaud de la brise avec mon sac forteresse. En me régalant de ces fabuleux flocons d’avoines à l’eau, les paroles de Daphné de la veille germent en moi. Ne pas m’arrêter comme prévu au Mont Craggy, mais plutôt aller jusqu’au lac Beaulieu. Ça va faire une sacrée journée, mais mon sac est presque vide de nourriture, et je pourrai plus tard couper l’étape Petit Saut vers la Chouette, après mon gros ravitaillement. Car oui, je n’ai pas été très maline sur ce coup. Je ne voulais pas payer pour trop d’envois postaux, alors au lieu d’avoir plusieurs petits ravitaillements, je suis partie avec bien trop de nourriture, et vais en récupérer un autre gros tas au Petit Saut, en espérant qu’il soit là.
Je suis prête avant Daphné, et comme elle est plus rapide que moi, je prends un peu d’avance. Par chance, le sentier n’est pas trop humide de la pluie d’hier. Le ciel est couvert, mais ne pleure pas. Ça monte raide, comme d’habitude; encore et encore. Daphné ne me rattrape pas, je mets ça sur le compte de sa grosse journée d’hier.
Le mont Pointu est une pyramide de pierres où le vent est violent. Je reste un peu admirer la vue, surtout que le ciel s’est bien dégagé et qu’on voit la “mer”, les montagnes parcourues et à parcourir; c’est magnifique. Je reprends pour ne pas m’envoler. Vient le mont Craggy et la bifurcation pour le refuge. C’est vrai que c’est un bel endroit pour bivouaquer. La vue doit être jolie et je suis pas mal fatiguée. Une pause barre tendre va m’aider à me décider, et va peut-être faire apparaître Daphné… Je ne la vois pas. Mais si je continue, je serai vraiment rassurée pour les prochaines étapes, et il est juste 14h30. Ok! Je tente les 8 derniers kilomètres. Je repense aux conseils de mes maîtres randonneurs: avoir un pas régulier, poser toute la semelle du pied dans les montées, en accélérant un tout petit peu dans les descentes, les genoux en prennent pour moins cher. Je puise dans mes réserves. Heureusement, le soleil et les vues sublimes rendent la fatigue plus supportable.
Le mont Blanc (junior) a de ces montées qui te font croire cinq ou six fois que tu y es presque, pour finalement dévoiler une autre montée. Mais une fois en haut, c’est le toit du monde. Le sentier longe la crête jusqu’à un banc stratégiquement placé pour une pause photo, où je m'assois deux minutes dans un vent revigorant. Je suis toute seule sur la tête de ce géant et on se parle un peu lui et moi.
Les panneaux kilométrés me donnent du courage dans la descente. Je vois le lac au loin, plus que 3 kilomètres, quand le drame arrive. Toute la pluie des derniers jours s’est ramassée là, dans ce marécage innommable que certains appellent chemin. Je dois réfléchir à chaque pas, mes pieds s'alourdissent du sol détrempé. Un peu avant l’arrivée, mon pied cale jusqu’à la cheville. En essayant de me dégager, je perds l’équilibre et m’assois dans les profondeurs de cette terre inhospitalière. Instantanément, tous les animaux des environs lèvent la tête à mon Tabarnak sincère et sonore.
Quand le toit bleu tant espéré de l’abri se profile, il est déjà occupé par deux couples de bavards. J’accepte mon sort et leur dit que je vais installer ma tente, donnez moi juste quelques minutes pour penser à ma vie. Ma face doit en dire long, car assez vite ils me proposent de coller les quatre lits pour qu’on puisse tous dormir à l'intérieur. Si j'en étais capable, je leur montrerais mieux que ça toute ma gratitude. Une dernière descente vers le lac est récompensée par une rapide baignade bien rafraîchissante, mais surtout nettoyante de toute la brunitude qui me colle à la peau depuis ma chute.
Pour le reste de la journée, je laisse mes nouveaux amis parler en répondant par des signes de tête. Heureusement, tout le monde ferme sa frontale à 20h. Bonjour Morphée. Ou presque; je suis collée à des étrangers quand même, et la peur de leur rouler dessus pendant mon sommeil me garde un peu éveillée.
JOUR 14 - ABRI DU LAC BEAULIEU - ABRI DU PETIT SAUT - 15 Km
Mon corps est fourbu et avance lentement, surtout que je suis encore dans le plateau marécageux qui n’a pas séché dans la nuit. Ça aurait été fin de sa part. Mes bottes ne sont pas prêtes à sécher. La bouette draine toute mon énergie, et je m’amuse à penser aux paroles d’un de mes colocs d'hier soir. Il pense que les orignaux nous observent pendant que nous, on se concentre sur nos pieds. Des sabots, ça se nettoie très bien, penses-y pour la prochaine fois.
Je sens de l’eau me couler dans le dos. C’est drôle ça, il ne pleut pas. Fuck, la connexion tuyau/sac d’eau s’est détachée. Il ne me reste que 400ml… Je remets le tout en place. Heureusement, le lac d’Or, magnifiquement embrumé, me permet un remplissage. Je replace tout délicatement la précieuse eau dans mon sac, mais un peu plus loin, même catastrophe. Cette fois, je duct tape l’affaire, puis resquate une troisième fois et me fais les avants bras avec mon filtre.
Depuis le début de la préparation de ce périple, le monde essaie de me faire avoir peur du mont Nicole Albert. Un des plus spectaculaires paraît-il, mais aussi un des plus nivelés et accidentés de la province. Il l’est effectivement, mais après les derniers jours, mes piedd en ont vu d’autres. Je parle de la difficulté, parce que pour ce qui est du paysage, je ne m’en lasse pas. Les plus belles vues sont dans les montées et les descentes. Le sommet n’est pas très dégagé, mais le sentier a une délicieuse odeur de sapin. Je vérifie de temps en temps que mon bricolage tient encore la route.
À l’arrivée au camping, je suis accueillie par Jean-François qui a fini hier et attend des amis. J’avais prévu de me baigner et de faire une lessive dans la rivière en arrivant, mais quand Jean-François me présente une boîte de timbits et des crottes de fromage gaspésien, j’oublie mes bonnes résolutions. De toute façon, tout le monde pue dans le bois. Pendant qu’on jase, on se fait rejoindre par Jean-Pierre, surnommé 3 speed, qui fait le SIA aller-retour. C’est une légende sur le sentier, je suis ses aventures sur les carnets des abris; j’ai l’impression de rencontrer une célébrité. Il raconte d’un air détaché que ça le tentait simplement de passer l’été dans la forêt, et qu’on ne voit pas forcément la même chose à l’aller et au retour. Son air tranquille est trompeur, il est capable d'enchaîner les étapes assez rapidement. Quand il me félicite du peu de poids que représente mon ravitaillement pour un autre 10 jours, c’est comme recevoir l’aval du chef de la tribu. Pendant que je m’imbibe de toutes ses histoires de randonneur aguerri, on se fait rejoindre par des campeurs qui nous offrent des crudités! Je retiens des larmes de joie. Ils me prêtent même des bas quand je m’aperçois que mon accident de poche d’eau a atteint mes vêtements de nuit…
JOUR 15 - ABRI DU PETIT SAUT - ABRI DU RUISSEAU BASCON - 9 Km
La nuit a été fraîche, très fraîche. J’ai tourné sans cesse à la recherche de chaleur perdue, mais elle était partie à la plage.
Le sentier est agréable et donne quelques obstacles forestiers de racines et de pierres qui sentent l’aventure. Mon sac est plus lourd qu’hier, mais moins que je ne craignais. Je longe une rivière qui mène à la chute Hélène, une grande cascade au son apaisant, qui a à son arrivée un beau bassin qui invite à la baignade. L’eau aussi a passé la nuit au frais, et une immersion de tête me vaut un beau brainfreeze. J’y passe trois heures à lire, manger, regarder l’eau, parler aux passants, pendant que je fais sécher ma tente, qui est humide depuis plusieurs jours. Une vraie clocharde, mais céleste, comme ceux de Jack Kerouac.
À l’abri du ruisseau Bascon se trouvent déjà Martine et Richard, que je suis depuis le lac Beaulieu. Arrive plus tard Nicolas, puis Yves, deux randonneurs chevronnés en week end plein air, qui animent la soirée avec les récits de leurs aventures. On se donne nos trucs de baroudeurs en jouant à la bataille avec des cartes abandonnées dans l’abri, possiblement par des joueurs compulsifs en rémission. En tout cas c’est l’histoire qu’on leur a données.
JOUR 16 - ABRI DU RUISSEAU BASCON - REFUGE LA CHOUETTE - 13,5 Km
Je me lève avec peine au lever du soleil, essayant de ne pas faire de bruit. De la pluie est annoncée en après-midi, il faudrait pas traîner. Assez vite, tout le monde me rejoint, et on déjeune en famille. Nicolas me tend généreusement une pomme. Je sens les vitamines envahir mon corps pendant que je regarde Martine opter pour le duct tape pour ses ampoules, qu’elle préfère à la seconde peau. Elle et Richard vont faire un aller-retour au mont Logan avant de revenir dormir ici.
Je pars avant eux, dans une montée progressive du mont Matawees. La vue est impressionnante sur les montagnes. La lumière matinale en fait un dégradé de vert et de bleu. J’ai bien fait de me lever ce matin! Cap Chat au loin est reconnaissable par ses éoliennes.
Richard et Martine me rejoignent dans un pierrier. On trouve notre chemin grâce à des cairns intelligemment placés par nos prédécesseurs. Martine est un moulin à paroles. Elle dit tout ce qu’elle pense, voit, ressent, dans le moindre détail. Je parie qu’elle ne doit pas souvent croiser d’animaux, ils ont trop peur qu’elle veuille engager la conversation et d’y être encore à l’heure de l’hibernation. Je les laisse prendre un peu d’avance…
Le mont Fortin est plus difficile, mais quelle récompense une fois au sommet! Je prends mon lunch sur la crête, face à la mer, en regardant les aigles jouer dans le vent. Je profite du réseau pour me connecter un peu au monde, et voir que de la neige est annoncée dans les prochains jours…
Une dernière petite montée vers le mont Logan, puis comme Yves me l’avait annoncé, l’entrée dans le parc de la SÉPAQ se fait par une bonne grosse route de pierre. La réserve faunique de Matane va me manquer, mais j’ai hâte aux chemins plus entretenus du parc de la Gaspésie. J’ai enjambé mon quota de troncs d’arbres et traversé assez de marres de bouette. Il n’y a plus que 3 kilomètres jusqu’au refuge. Je sors mon ipod en toute confiance du terrain, et marche vers l’horizon étagé de montagnes. Quelques gouttes me rafraîchissent pendant que je danse mon chemin. À un kilomètre de l’arrivée, pendant qu’ “Are you gonna be my girl” des Jets joue dans mes oreilles, un chien traverse la route à quelques dizaines de mètres en avant. Un gros chien. Ou bien plutôt un ourson. Je coupe la musique. “Maman ours?” J’avance doucement, en parlant, comme indiqué par les experts en goretex et mérino. “Je suis une humaine, avec pas beaucoup de graisse sur les os à force de marcher et de manger du déshydraté. Reste cachée l’amie.” Rien ne bouge. Je ne me fais pas manger.
Officiellement, les refuges sont fermés en temps de covid et la SÉPAQ m’a fait réserver un espace camping. Dans leur livre, un espace sur une route de gravier en pente est un bon spot pour planter sa tente. N’oubliez pas de remplir notre questionnaire de satisfaction. Mais les informateurs rencontrés en chemin m’ont averti que les refuges ne sont pas barrés et qu’un pont s’est effondré quelque part, rendant le site impraticable par la route, et donc par les garde forestier qui ne s’intéressent pas assez à cet endroit peu touristique pour marcher jusque là. Pis aussi, on m’a promis un poêle à bois. Je dépasse le Nyctale pour aller jusqu’à la Chouette, dont on m’a conseillé la vue.
Après une sieste bien méritée, je vais remplir un gros chaudron à la marre en bas de la côte qui sert de point d’eau. Je le ramène sur ma tête, c’est plus facile. Puis collection de brindilles et branches sèches de sapineux pour faire un feu avant que le froid nocturne ne s'installe. Je bois tranquillement un thé quand j’entends des pas sur les marches extérieures, ceux de la silhouette de Daphné qui longe la galerie jusqu’à la porte! Elle s’était arrêtée au mont Craggy trop fatiguée pour continuer, et avait ensuite sauté une étape pour me rejoindre. En plus, aujourd’hui, c’est sa fête!! Elle s’est apporté du pudding en poudre pour l’occasion, qui n'est vraiment pas si mal. On regarde le soleil se coucher, en tee shirts, parce que j’y suis vraiment allée fort avec les bûches.
JOUR 17 - REFUGE LA CHOUETTE - CAMPING KALMIA - 17 Km
La nuit a été belle. Le ciel était tellement dégagé qu’on pouvait voir la voie lactée.
La montée vers le mont des Loups est beaucoup plus douce que ce qu’on a connu à la réserve faunique, mais la fatigue accumulée se manifeste. Le ciel est bleu, la température est agréable. On profite du réseau au sommet; Daphné essaie de réserver une chambre au gîte du mont Albert pour le 28, mais il reste juste de la place pour le 27. On accepte! Il va falloir faire cinq jours en quatre, mais l’idée du souper trois services ne nous laisse même pas envisager la défaite.
Au chalet Carouge, on fait une pause révision d’itinéraire. On devait s’arrêter au camping Kalmia ce soir, mais on va essayer de poursuivre jusqu’à celui du Saule, 10 kilomètres plus loin, pleines d’espoir. Malheureusement, notre énergie s'égare et on arrête, comme prévu initialement, au Kalmia. On y rencontre le tout jeune Antoine, dont une bonne partie de son équipement de camping a été emprunté à son grand-père, pour donner une idée du poids que ça doit demander à son dos. Son attirail est une belle page d’histoire de la conquête des montagnes.
On essayera demain de viser le lac Cascapédia à 25 kilomètres. En attendant, repos sur les roches ensoleillées au bord du lac Côté.
JOUR 18 - CAMPING KALMIA - REFUGE LA MÉSANGE - 8 Km
On est motivées pour un 25 kilomètres. On a même convaincu Antoine de mettre son cadran à 5h. Le réveil par le son de la pluie sur la tente essaie de nous décourager, mais on tient bon. Antoine n’ayant pas nos dix-huit jours consécutifs d’expérience de remballage de barda, on est prêtes avant lui. On ne s’en fait pas, ses grandes jambes nous rattraperont.
Belle aventure du matin, Olivier l’orignal est à trois mètres de nous dans le bois. Des arbres nous séparent, mais on peut voir son beau panache. Il part tranquillement. Bien que visiblement non menacé par notre présence, il préfère être seul. Bonne journée Oli.
La pluie, qui s’était adoucie, reprend en force. On fait une pause au refuge Huard, où Antoine nous retrouve. On attend vingt minutes, mais les nuages ont pas fini de suer; c’est pas si pire, alors on reprend le sentier. On prend le raccourci par la route des quatre roues plutôt que de grimper deux sommets du haut desquels on aurait rien vu de toute façon. J'envisage encore la grosse journée prévue quand la pluie s’intensifie. En plus, j’ai laissé les zippers de mes aisselles ouverts, fait que je suis trempée jusqu’à l’os, et mes pieds pataugent dans mes bottes qui pèsent une tonne. Antoine, qui avait pris de l’avance, revient sur ses pas. Il a vu un ours, un gros, droit devant! On ne peut plus avancer, c’est trop dangereux. Il fige. Je ne sais pas si ce sont les trois semaines de bois ou l’excès de pluie, mais Daphné et moi, on n’est pas impressionnées. Écoute, on va avancer doucement, faire du bruit, pis on va voir avant de revenir en arrière. Un souper gastronomique nous attend, on peut pas le rater. Nous avançons donc, tranquillement, en parlant fort, et on l’a jamais vu Teddy l’ourson.
Arrêt à la Mésange. On est habituées. On se change, on part le feu, je fais bouillir de l’eau pour le thé pendant que Daphné coupe du petit bois à la hache. En dix minutes, on a pris possession de la place, pendant qu’Antoine ne se remet pas encore de sa vision ursine. Pourtant, c’est le seul qui repart un peu plus tard. Lui aussi a un horaire à respecter. Nous, on se dit qu’une journée presque zéro, c’est pas une si mauvaise idée. On élabore des plans A, B, C et D pour arriver à temps au gîte, entre des siestes, goûters et lectures.
En fin d’après-midi, le temps s’éclaircit le temps que je remette mes bottes humides pour aller au pic de l’Aube pas loin. La vue en haut est un magnifique mélange de ciel bleu et de mer de nuages qui s’accroche au relief plus bas. Ça fait du bien.
Phrase du jour: j’aimerais vivre d’autre chose que de poudre (en parlant des plats déshydratés).
JOUR 19 - REFUGE DE LA MÉSANGE - CAMPING DE LA FOUGÈRE - 28 Km
Le ciel est couvert mais ne tombe pas. Les rumeurs de la forêt nous annoncent 25 mm de pluie prochainement, c’est pas très réjouissant. Comme premier objectif, on vise le camping du lac Cascapédia, où j’ai une réservation pour ce soir si le temps se gâte. De là, on prendrait une navette demain pour le gîte du mont Albert. La SÉPAQ est stricte sur les nuitées; on est plusieurs à avoir essayer de changer de programme, mais on s’est tous retrouvés face à des murs bureaucratiques.
On avance bien. Les montées sont bien plus progressives que dans la réserve, même si le sentier n’est pas aussi entretenu qu’on l’espérait. On a deux monts à gravir jusqu’au lac. Le premier est le pic du Brûlé, qui me rappelle le mont Blanc par son vent. Puis le mont Ménard. Le temps couvert n’empêche pas les belles vues. Les montagnes ont l’air toutes douces avec leur couverture de sapins. On a envie de s’y lover comme dans une bonne couverture.
On arrive au camping bien plus vite qu’on pensait. Nul autre que celui qui ne s’est pas réellement lavé les mains depuis dix jours ne peut connaître le bonheur d’utiliser du savon et de l’eau chaude. On pousse jusqu’à l’accueil pour annuler ma réservation. On nous a tellement dit que tous les hébergements étaient complets pour la saison, je veux que mon spot soit libre pour une âme perdue en quête d’un bout de terrain pour poser sa tente. J’avais aussi beaucoup d’attente, depuis un moment, envers le magasin, l’espérant rempli de denrées exotiques, comme des fruits ou du fromage. On s’en sort avec des chips, des Mr Noodle et un Caramilk; pas si pire.
Après la dégustation de nos trouvailles, on quitte pour atteindre le refuge la Paruline à 8 kilomètres. Merci, ciel de te contenir pour nous. Un dernier sommet, le mont Ellis, collé au mont du Milieu (qui se trouve être plus ou moins le milieu de la randonnée; quand les choses sont bien faites!). Au refuge, on retrouve Antoine et trois autres randonneurs. Il a parlé de nous, les filles qui marchent sans cesse et n’ont pas peur des ours. Il a fait de nous des légendes. Le feu est déjà chaud avec ça. Bonheur de courte de durée, puisque qu’un garde forestier, qu’on va appeler monsieur SÉPAQ, vient nous déloger. Une grosse argumentation s'ensuit. On lui explique qu’on a tous eu des avertissements de grosse pluie et de vents violents et qu’on est tous d’accord pour partager un refuge en ces temps de virus. Mais pour sa part, les règles sont les règles. Les refuges sont interdits ces temps-ci, mais restent ouverts en cas d’urgence. Comme un avertissement de tempête en montagne? Lui demande-t-on. Non, vous savez bien que les vents sont plus violents sur les côtes qu’en montagne, on ne craint rien sous l’abri des arbres. Je n’ai jamais su quoi répondre aux arguments absurdes. Il ne démord pas. Nos options sont soit de se faire escorter à la limite du parc à nos frais, soit de continuer jusqu’au camping des Fougères à 4 kilomètres.
C’est dans un grand désarroi qu’on fait nos cliques et nos claques, et qu’on se remet en route sous la pluie commençante. Monsieur SÉPAQ nous y retrouve avec son quatre roues, pour bien être sûr qu’on ne soit pas des récidivistes. Il nous regarde monter nos tentes, épuisés, et nous fait la morale. Il en voit beaucoup, du monde qui se lancent dans des projets dont ils ne mesurent pas leur incompétence à les réaliser. La fatigue m’empêche de lui sauter dessus. Il ne comprend pas pourquoi on ne respecte pas nos réservations. J’essaie de lui expliquer qu’en longue randonnée, on dépend de la météo, de la fatigue, de l’état de nos pieds, et qu’il est difficile de respecter l’horaire qu’on a prévu en chaussons assis dan notre sofa. On lui fait aussi remarquer qu’on est maintenant entourés d’arbres, que le vent et la pluie se lèvent, et qu’on est bien loin de toute source d’aide, sans réseau. Il hausse les épaules et retourne, on imagine, dans son salon chauffé, satisfait d’un travail bien accompli.
On passe le reste de l’après-midi à se parler par tentes interposées, on se pare contre le froid et on se dit que, au moins, on a gagné 4 kilomètres.
JOUR 20 - CAMPING DE LA FOUGÈRE - GÎTE DU MONT ALBERT - 16 Km
Ça a pas été long avant que ma tente prenne l’eau. Aucune déchirure apparente, et pourtant l’eau coule le long de la moustiquaire et crée un lac au sol. Je protège ce que je peux. J’enroule ma couverture de survie autour de mon sac de couchage; je fais bien attention à ne pas sortir aucune partie de mon corps de mon matelas flottant, devenu une source de fraîcheur bien désagréable. J’ai l’impression de ne pas fermer l'œil de la nuit. Je maudis mon équipement: poche d’eau brisée, sac de couchage pas assez chaud, matelas qui se dégonfle chaque nuit depuis presque le début, et maintenant, tente perméable.
On pensait partir en fin de matinée, pour donner une chance à la tempête de passer. Mais dès 5h30 j’entends Daphné passer un mauvais moment dans sa tente également inondée, et je suis à bout moi aussi. Partons avant d’avoir trop froid. Je range toute l’humidité dans mon sac, et Daphné s’enroule dans sa couverture de survie car tout son linge est trempé.
Le vent est gérable, jusqu’à ce qu’on arrive à un grand plateau, qui s’étend à l’horizon, et où les rafales sont les plus impressionnantes que j’ai jamais ressenties. Elles sont dans notre dos, comme pour nous faire avancer plus vite, ou nous écraser au sol. Je mène, et me retourne régulièrement. Si Daphné crie, même à deux mètres de moi, je ne l’entendrai pas. Si on n’avait pas si peur de disparaître là, on pourrait mieux apprécier le paysage lunaire et brumeux de cette incroyable portion du sentier. À la place on marche un long moment, nos bâtons nous aidant à nous tenir debout. On dépasse finalement ce plateau infini pour plonger dans un pierrier tout aussi infini. Des micros pauses nous laissent observer les cascades sauvages en pleine maturité. J’ai peur de me blesser, ici, au milieu de nulle part sur ces roches glissantes. Il est clair que personne ne viendrait nous chercher aujourd’hui. On repense à monsieur SÉPAQ hier, une feuille de prévision météorologique dans les mains, sachant où nous nous dirigions, nous assurant que le temps sera beau. On lui souhaite une bonne infestation de punaises de lits. On repense encore à lui quand on doit traverser à plusieurs reprises des rivières à gué, devenues des torrents puissants. On est contentes que le mont Albert soit contourné par le sentier. Dans nos discussions devant les poêles à bois des refuges, on s’était dit qu’on prendrait le détour qui mène au sommet, mais dans ces conditions ça aurait été pénible pour aucune récompense au sommet.
On fait une pause soupe à l’abri Serpentine. Il y a un poêle, mais pas de bois. C’est cruel. On reprend nos esprits en écoutant les bourrasques faire trembler les murs. Un couple de retraités venu du gîte plus très loin, habillés comme sur une couverture de magazine de plein air de grande marque, profite aussi de l’abri. La femme, après avoir dévisagé nos allures de rescapées d’un naufrage, regarde par la fenêtre et nous instruit de sa généreuse sagesse: “il n’y a pas de mauvaises conditions, juste du mauvais équipement”. Notre silence lui fait tomber une enclume sur la tête. Bip bip.
Quand on se sent assez d’attaque pour se rappeler nos noms, on ouvre la porte. Le vent est encore en train de jouer avec l’atmosphère toute entière, mais il ne reste que 6 kilomètres avant le hâvre de paix au souper trois services. Encore des roches et des torrents, jusqu’à la chute du Diable, effectivement sortie de l’Enfer. Puis c’est un chemin plat et dégagé. On y croise des marcheurs journaliers en petits souliers, pendant qu’on a l’air de revenir d’une tempête en mer.
Gîte en vue! Notre chambre est même prête en avance, oh miracle. On étale nos affaires trempées (on donnera un bon tip au personnel de ménage), et on prend des douches de trente minutes chacune. La débarbouillette est brune, le niveau de savon diminue de beaucoup, je redécouvre ma peau. Mon ventre a rétréci, mes hanches un peu aussi, et les bretelles de mon sac sont marquées au fer rouge sur mes épaules rigides.
Au centre de service, j’essaie d’annuler la réservation que j’avais prise au camping pour demain, et avancer celle au mont Jacques Cartier. On m’apprend que mon nom est en rouge dans les dossiers de la SÉPAQ, déclarée non respectueuse de ses engagements. J’attends une affiche avec un dessin de ma face enragée, et une récompense offerte pour ma capture. Au moins cent piasses j’espère, j’ai quand même dit à un garde forestier que c’était un pas bon.
On est contentes quand on croise nos colocataires de la veille. Ils sont partis un peu après nous, et ont eu de la pluie sur le plateau, que le vent transformait en jets de pierres.
L’heure du souper! J’ai jamais autant fantasmé sur la nourriture que depuis les trois dernières semaines. Le gîte offre des plats savoureux et faits de produits locaux dont il ne reste pas une miette dans mon assiette. Je suis en adoration pour le chef.
JOUR 21 - SAINTE-ANNE DES MONTS - JOUR ZÉRO
La nuit a été merveilleuse. Je me suis réveillée plusieurs fois, et chaque fois mon corps se sentait bien au chaud. Je me sens reposée, propre, présentable, jusqu’à ce que le serveur au déjeuner nous demande de confirmer qu’on vient bien du camping, “les gens habillés de même viennent du camping en général”. C’est vrai qu’en regardant le reste des convives, on ne correspond pas à l’ambiance rando-chic. Mais ça ne nous empêchera pas de savourer nos œufs bénédictines, même si on a l’air de guenons.
Daphné m'a proposé de passer une journée zéro chez son oncle et sa tante, qui vivent à Sainte-Anne des Monts. Ils sont adorables et aux petits soins. Ils me présentent à leur très grand jardin et potager, dont l’origine est principalement de semis et boutures que des amis leur ont donnés de leurs surplus. Comme la SPCA, mais pour les plantes. La tante nous propose tout son garde-manger, et mes semaines de restrictions alimentaires me font manquer d’éducation et dire oui à tout.
Je badigeonne les coutures de ma tente de gel protecteur, dans l’espoir que la prochaine pluie soit moins dramatique, sans être impatiente de le tester. On s’achète des bières à la microbrasserie qu’on boit sur la grève, face à Sept-Îles. J’avais jamais vu des mouettes ramasser des moules avec leur bec, s’envoler, et les jeter des hauteurs pour les ouvrir et les manger. C’est un spectacle fascinant.
JOUR 22 - LAC AUX AMÉRICAINS - CAMPING JACQUES CARTIER - 16 Km
L’oncle de Daphné nous économise 7 kilomètres ennuyeux en nous déposant près du lac aux Américains. Il nous rappelle plusieurs fois qu’il peut venir nous chercher n’importe quand en cas de besoin, Gaspé est juste à deux heures et demie en auto…. ou deux semaines de marche; c’est étrange comme comparaison.
Il y a foule. On est samedi et il fait beau. Le mont Xalibu est un très beau spectacle. On espère se rendre au refuge des Cambourons ce soir, pour quitter la SÉPAQ qui nous laisse un goût amer, et pour tirer le meilleur du beau soleil. Tu nous avais manqué. Mais c’est pas mal plus loin qu’il n’y paraît, et l’ascension du mont Jacques Cartier, bien que très jolie, est assez acrobatique. Elle est faite de rochers qui demandent une étude à chaque pas, et nos sacs sont remplis de notre épicerie fine d’hier. Des runners habitués nous dépassent régulièrement, à chacun son ascension. En haut, il y a une vue à 360° sur les Chics Chocs, et quelques amas de neige de la première tombée de l'année d’il y a deux jours. On déguste notre bonheur avec des pitas et du humus, comme ceux qui savent comment bien vivre.
La descente est très pierreuse, mais on se dépêche pour attraper de justesse la navette qui nous économise 4 kilomètres de route jusqu'au camping Jacques Cartier, où on décide d'élire domicile finalement. On remarque que jamais les camping ont été bien occupés, et on essaie de comprendre la frénésie du parc à refuser les changements de réservations.
JOUR 23 - CAMPING JACQUES CARTIER - REFUGE DES CABOURONS - 13 Km
Dernier bout avant de quitter la SÉPAQ; la végétation a pris le dessus sur le chemin par ici. On traverse quelques ruisseaux à gué, juste assez hauts pour entrer dans les bottes. Le sentier se poursuit sur une route de terre, plus facile mais aussi moins palpitante. Elle monte, elle monte, pour bien nous faire estimer le poids de nos vêtements et bottes gorgés d’eau. C’est sympa.
C’est le retour des bornes de kilomètres du sentier, ces panneaux rouges et blancs qui permettent non seulement d'être sûr qu’on est sur le bon chemin, mais aussi de mesurer nos progrès. Elles reprennent à 246, Cap Gaspé étant le point 0. On vise le 251 aujourd’hui. La pluie enlève le goût de faire des pauses, mais mes épaules crient d’inconfort, pour rester polie. Encore 4 kilomètres, 3, 2, 1. Voici le refuge, et son carnet qui nous a tant manqué. Les mots des autres randonneurs donnent du courage, et parfois ben du divertissement. C’est qu’il s’en passe des choses sur le SIA: des sondages, du monde qui se perd, se cherche, se trouve, des suggestions de détours, des plaintes unanimes contre les fougères, des idées recettes, des blessures, des preuves de courage, des rencontres animalières et j’en passe.
À 18h30, on s’apprête à se retirer chacune dans notre coin de refuge, quand quatre gars avec encore beaucoup d’énergie débarquent. Ils sont gentils, mais ils perturbent notre calme de filles qui vivent selon la lumière du soleil, et lui aussi il est prêt à se coucher. Ils sont ben fins cependant, et on aime toujours ça entendre les expériences des autres. Ils sont dans un programme qui t’apprend un peu tous les sports, et se sont donné comme objectif un quatre jours intensif de marche/course sous la pluie en dénivelé. Je préfère marcher, mais à part ça, on s’entend.
JOUR 24 - REFUGE DES CAMBOURONS - MONT SAINT-PIERRE - 20 Km
Je cuisine mon déjeuner sur la galerie, pour ne pas réveiller toute la famille. Une montagne est apparue juste en face pendant la nuit! Elle n’était pas là hier, elle était partie jouer avec les nuages.
La route de terre recouverte d’herbe gorgée d’eau finit de remplir la piscine qui me sert de protection pédestre. Le feu d’hier n’était pas de taille à sécher tout ça. Au moins le chemin est facile, et on progresse vite. Il n’y a pas grand chose à voir, jusqu’à ce qu’on arrive à une belle vue sur Saint-Pierre et la mer! Ça veut dire qu’on a fait un vraiment gros bout du sentier. Atteindre le bord de l’eau est une étape importante, qui marque malheureusement la fin de l’isolement du bois, mais la perspective de plus de confort, et d’une meilleure gastronomie.
Le camping est déserté; l’école a repris et les parents aussi. Saint-Pierre, c’est pas mal juste une rue avec une épicerie, deux motels et de belles maisons colorées. Je prends une poutine à la cantine (souvent l’unique plat végétarien en Gaspésie, mais il fait du bien pareil), et une crème glacée enrobée de coulis de chocolat. J’ai le droit, je fais du sport tous les jours.
Phrase du jour: des fois il faut écouter son corps, et des fois, faut pas écouter son corps
JOUR 25 - MONT SAINT-PIERRE - MONT LOUIS - 15 Km
Ça fait du bien de remplir ses bouteilles d’eau à un robinet proche et potable! Pas besoin de filtre ni de s'agenouiller à un ruisseau. Le sentier passe par des sous-bois, des jardins privés et des routes. La côte est encore endormie.
Au sommet du mont Saint-Pierre, on sort par réflexe nos vêtements chauds, mais pour la première fois, on n’en a pas besoin. Il y a un de ces soleils qui chauffe vraiment, sans le vent qui d’habitude semble venir de l’arctique (j’exagère un tout petit peu).
On niaise sur l’aire de lancement des deltaplanes. Renaud, en voyage sur le pouce, s’offre un baptême. Il nous lit à voix haute la décharge de responsabilité qu’il doit signer pendant que ses instructeurs déplient l’engin. Ça va bien se passer Renaud. Les explications sont compliquées, mais le décollage a l’air doux comme un fou de bassan qui joue à planer avec sa parfaite connaissance des différents courants d’air atmosphériques.
Mont Louis est à peine plus grand que Mont Saint-Pierre. Dans la descente, on entend les cloches d’une église qui annoncent un mariage. On se dépêche en espérant être sur les photos de la sortie des mariés, mais on arrive trop tard…
Le camping Parc et Mer est adorable et agréable. On pose nos tentes face à la mer, ayant déjà hâte de manger nos gruaux face à l’horizon demain matin.
Durant la nuit, j’ai un léger stress post traumatique de la dernière tempête et mets un temps à faire abstraction du vent, mais je laisse petit à petit le va-et-vient sonore de la terre et de la mer me chanter leur berceuse, et le vent sur ma tente me bercer. Les piquets sont bien enfoncés, et les cordes bien tendues. Il n’y a pas de pluie de prévue cette nuit, et les plumes de mon duvet débarrassées d’humidité reprennent du service. Il fait bon à l’intérieur, je m’endors paisiblement… Mais les rafales se font plus grandes, se fâchent. Je saurai maintenant que quand on campe face à la mer, il faut mettre sa tente à 90°, et non bien en parallèle. Tout un côté s’allonge sur moi. On se lève chacune notre tour pour repiquer, anguler, tendre. Et on n’est pas les seules à en baver. Même les RV tangent, des tentes sont abandonnées au profit des sièges arrières d’autos. Pendant un ajustement, un courant d’air piloté par une molécule bien comique rentre dans mon campement, en ressort le sac de ma tente, et le porte au loin dans la nuit. J’essaie de rettraper la molécule, armée de ma frontale, pour jouer avec elle, mais elle est partie jouer avec un arbre ou une vague, bien plus souples que moi. Pis il commence à pleuvoir…
JOUR 26 - MONT LOUIS - ABRI DU RUISSEAU FLÉTAN - 16 Km
On avait mis nos cadrans à 5h20 pour observer le lever de soleil sur la mer. J’imagine que j’ai fini par m'endormir, parce que la sonnerie est violente. Cependant, un cadre comme celui-là mérite l’effort. Je force mes yeux et ma porte à s’ouvrir, abandonnée par ma voisine qui a choisi d'ignorer l’appel du crépuscule. Le soleil aussi d’ailleurs, il est caché derrière des nuages le bougre. J’attends un peu dans l'espoir d’une coloration céleste, mais après vingt minutes, fuck dat, je me recouche.
Quand on se lève pour vrai, il fait beau, bon, et on a autre chose à déjeuner que des flocons d’avoine. C’est pas beau ça? Cerise sur la bagel au fromage à la crème, je retrouve le sac de ma tente dans des buissons. T’es ben drôle, molécule.
On part chacune à son rythme, on a envie de marcher un peu seules, l’une et l’autre avec ses pensées et les musiques dans nos têtes. Le terrain est joli, facile.
Une fois à l’abri, on sort assez vite nos sacs de couchages pour faire une sieste exigée par nos corps défendants, sous un vrai toit. Après quoi on fait du pouce pour se rendre à Gros Morne à 3 km. C’est pas facile en saison de Covid, qui plus est quand on ressemble à la chienne à Jacques, mais une auto s’arrête éventuellement. Le conducteur, fort sympathique, nous dit qu’il a eu envie de s’arrêter car, voyant qu'on avait l’air en détresse. Je ne dirais pas en détresse là, on a juste eu envie de s’éviter des kilomètres de goudron pas nécessaires. Merci bien.
Le marché général avec stand à pizza est comme un rêve devenu réalité. Une autre âme charitable nous embarque sur le retour, et quand il commence à pleuvioter, on se dit bien contentes d’avoir un toit pour la nuit. Sauf que, quand on arrive à l’abri, un couple, pas content du tout, a tassé toutes nos affaires dans un coin. Ils ont réservé pour la nuit, ce qui les rend prioritaires à nous marcheuses. On aurait dû attendre 20h avant de s’installer, ça fait des heures qu’il nous attendent (ça fait 1h30 qu’on est parties) et ils ont appelé le SIA pour se plaindre. Et beh, on a bien gâché votre journée à vous autres. On repique donc nos tentes. Des vents forts sont encore annoncés et on prend bien le temps de réfléchir à notre architecture: hors des ruisseaux de fortune, protégées par le mur de l’abri, pas trop proches des toilettes sèches. La madame du couple nous regarde tout ce temps, on sait pas trop pourquoi, mais elle nous rassure, elle ne nous en veut pas. C’est vrai qu’on aurait dû bien attendre d’être sûres que personne d’autre ne viendrait passer la nuit dans ce refuge loin des plus beaux sentiers, plages et villages, mais dans le fond, elle nous comprend un peu. Vous allez être bien dehors, au moins il neige pas. Si ça te dérange pas madame, on va vivre nos vies de notre côté. Daphné organise une projection cinéma sur cellulaire dans sa tente, à laquelle je suis cordialement invitée.
Dans la nuit, j’écoute le bruit du vent, ou plutôt son cri, son râle, l’expression de sa vie et de sa force. Depuis le plateau du mont Albert, je me sens au plus proche que j’ai jamais été de son essence, de sa présence franche et sincère. Mais c’est pas facile avec des tentes ultra légères. Je repique deux fois dans la nuit, m’aide du poids de grosses pierres pour maintenir ma maison sur la croûte terrestre. La furie des molécules m’empêche encore de dormir. La pluie s’en mêle, mais elle reste dehors cette fois, elle a son cœur tendre à soir.
JOUR 27 - ABRI DU RUISSEAU FLÉTAN - MADELEINE CENTRE - 27 Km
Au matin, on ramasse les déchets que le couple a laissés comme des gros colons dans le pit de feu qu’ils n’ont pas utilisé. On marche sur de la route, des montées, des descentes, de la route… Est-ce qu’on est normales à en redemander encore? On aperçoit la mer de temps en temps. Manche d’Épée est minuscule. À chaque traversée de village, on se met à espérer des trésors (culinaires surtout), mais en vérité, ce coin de pays recèle de beaucoup de simples regroupements d’habitations, et c’est très bien comme ça. Les maisons gaspésiennes sont toujours intéressantes à observer et bien gardées par des chiens qui nous aboient dessus depuis leurs jardins.
À Madeleine Centre, mes pieds n’en peuvent plus. J’ai réservé dans un hôtel, éloigné d'un long kilomètre du sentier. Il est étrangement plein, et mon jour d’avance dérange un peu, mais on me trouve de la place. Daphné préfère continuer jusqu’à l’abri du Grand Saut à 10 km. Pour ma part, j’ai hâte de dormir dans un endroit où je n’aurai pas peur que les murs me tombent dessus pendant la nuit.
JOUR 28 - MADELEINE CENTRE - GRANDE VALLÉE - 30 Km
Dans le fleuve, il y des jets d’air de respiration de baleines. Daphné m’attend sur un chemin, à l’intersection du refuge du Grand Saut. Malgré le paysage fabuleux, je suis déjà à bout, et j’ai juste marché 10 km. Hier m’a épuisée, mais je peux y arriver. La température est idéale et j’ai rien d’autre à faire aujourd’hui de toute façon. Un pas à la fois. On lunche au bord d’un lac à mi-chemin. Encore un peu de forêt, puis les 10 dernières km retournent sur l’asphalte. Oh asphalte, matière blessante et brûlante, en forme de fer à cheval comme pour nous montrer qui est le maître. Une maison déguisée en château coloré, entourée d’animaux en cartons surdimensionnés borde la route. Est-ce qu’on hallucine, c’est le mal des montagnes? À 100 mètres d’altitude? Blanche Neige, t’es réveillée?
À Grande Vallée, on loge dans une chambre chez l’habitant, chez un couple adorable. La femme fait des conserves de pickles en cet après-midi venteux. Elle veut nous donner un pot, qu’on refuse pour ne pas alourdir inutilement nos sacs. Enfin, jusqu’à ce qu’elle nous y fasse goûter, et qu’on se dise que quelques kilos de plus ou de moins, est-ce si important? Le mari, lui, prend ma recherche d'une bonbonne d'isobutane très au sérieux. Il fait des appels, puis m’amène au magasin de châsse et pêche d’un ami d’ami, fermé pour la semaine; il rouvre juste pour me vendre le fameux gaz si précieux. Il me donne aussi par écrit les horaires des marées de demain, qui seront utiles pour le sentier.
JOUR 29 - GRANDE VALLÉE - ABRI DES TERRASSES - 19 Km
Je me réveille en étoile, en diagonale. Mes bras et mes jambes prennent leurs aises en dehors d’un sac de couchage.
Le sentier nous fait vite descendre sur une plage de galet, demandante pour les chevilles, mais bien agréable. Par marée haute on aurait dû prendre la route, mais le retrait des eaux nous donne un grand terrain de jeu avec des phoques qui nous suivent. Trois pas en avant, trois pas en arrière, trois pas sur le côté, trois pas de l’autre côté. Mes doubles aquatiques m’imitent avec leur resting bitch face, c’est comme se regarder dans un miroir. Sur mon côté droit, un défilé de maisons de plage qui font rêver. Peut-être que les phoques en sont les chiens de garde et que si je m’approche de trop près, ils se propulseront sur moi comme de gros sacs de patates en néoprène. Je l’essaie pas, je veux pas gâcher notre beau moment.
J’avais prévu de passer la nuit à Petite Vallée, mais hors festival, ça ressemble aux villes de far west, abandonnées, une boule de paille dévalant la rue esseulée. Ensuite, le sentier traverse des pourvoiries jusqu’à une pente bien raide, pour nous rappeler qu’on en a pas fini avec les dénivelés. Une corde, qui semble être accrochée à un trentième étage hors de vue, aide à évoluer vers le ciel.
En fin de journée, je m'allonge un instant sur la plateforme de l’abri, pour bien m’imprégner de l’ambiance de la forêt, et du même coup reprendre mon souffle.
JOUR 30 - ABRI DES TERRASSES - REFUGE DES CASCADES - 11 Km
Quand je me lève, Daphné est déjà sur le départ. Je mange des flocons d’avoine au milieu des arbres, seule avec les oiseaux. C’est intimidant, et en même temps extrêmement vivifiant d’être seule dans la forêt. Elle nous remplit bien les poumons d’un bon air, nos yeux de belles images, nos oreilles de beaux chants, notre nez de bonnes odeurs, quand on arrive à dépasser celle qui émane de notre corps non douché depuis des jours.
Le sentier est facile aujourd’hui, tellement que j’en oublie de regarder où je marche et me prends les pieds bien comme il faut dans une racine et tombe tête la première. Ça réveille.
Le refuge est bien caché et c’est par hasard que j’en trouve l’entrée. Il est tôt et le défi du jour, encore, est de réapprendre à s’ennuyer, à tuer le temps. Je lis, fais des dizaines de parties de solitaire, regarde les minutes dans le blanc des yeux. On devient copines.
En soirée, on écoute Jurassic World, ce qui me vaut une drôle d’expédition dans la nuit vers les toilettes sèches. L’esprit humain voit toutes sortes de choses dans les silhouettes forestières au clair de lune. J’en profite pour regarder le beau ciel étoilé, mais je traîne pas, j’entends les T-rex qui s’approchent.
JOUR 31 - REFUGE DES CASCADES - REFUGE ZEPHYR - 33 Km
On commence par atteindre le village de Saint-Yvon, qui est exactement à 100 km de Gaspé. Ça sent la coupe. Le chemin se fait surtout dans la forêt, avec de belles montées et descentes. Après le village, on longe un beau 5 km de plages de galets. Je force mes chevilles à écouter le son de la mer pour les divertir des angles divers dans lesquels je fais soutenir mon corps et mon sac. On en sort par la 132 pour un autre 5 km. Encore une fois, le pouce est un échec.
Au camping des chutes, je rêve de m’étendre, mais Daphné, qui aime dépasser ses limites, me fait un argumentaire pour pousser encore 8 km pour atteindre le refuge Zephyr, avec un toit, des murs barrières contre le vent, et une légendaire vue sur la mer. Elle m’énerve quand elle a raison. Le refuge est effectivement très agréable. Le coucher de soleil sur la plage aussi, dont on laisse les derniers rayons éclairer nos étirements.
JOUR 32 - REFUGE ZEPHYR - REFUGE DE L’ÉRABLIÈRE - 22 Km
Assise sur la terrasse, face à la mer, le thé est encore meilleur que d’habitude. Sur la plage de galets, l’est reste orange pendant un long moment, pour nous offrir toute sa beauté et chaleur cardinales. Deux otaries (ou phoques, qu’en sais-je), nous suivent. Je les nomment Olive et Popeye. C’est peut-être les mêmes qu’à Petite Vallée, elles ne veulent pas me le dire. En remontant vers la civilisation, on croise un motel au néon affichant OUVERT, et une salle qui, par les fenêtres, ressemble à une salle à manger. Un bon déjeuner ne serait pas de refus. On s’approche, on colle nos faces aux fenêtres, mais non, fake news, c’est fermé. Une odeur de toast échappée d’une chambre tord nos estomacs démoralisés.
Montées, descentes, petit plat, montées, descentes… Quand vous arriverez à la côte, ça va être tout plat qu’ils disaient. Tous des menteurs. On passe des ponts qui semblent au bout de leurs forces. Des motocross nous dépassent l'air surpris de croiser des marcheurs, et on arrive à notre dernier refuge avec feu de foyer.
JOUR 33 - REFUGE DE L’ÉRABLIÈRE - ABRI DES CRÊTES 2 - 36 Km
Ça fait des nuits que je rêve que je coupe de légumes. Mon corps et mon esprit ont visiblement hâte à de vrais repas. Mais cette fois, je rêve que je dois me rendre quelque part, mais que tout et tout le monde me barre la route. Mon corps et mon esprit n’ont pas tant envie que ça finisse.
J’avais prévu encore 3 jours de marche, mais mon accueil à l’arrivée du sentier a été déprogrammé, alors autant finir le sentier avec Daphné qui elle, en guerrière, veut le faire en 2 jours. Finissons ça en amazones gaspésiennes avec toute une avant dernière journée.
Première étape: le camping des Appalaches, à la frontière du parc Forillon, à 10 km. Le chemin est assez facile et on y arrive tôt. On a grand espoir dans le magasin et le bar laitier du camping, où on se récompense d’un bon chocolat chaud avec un sandwich glacé. Drôle de mélange, mais la demande s’adapte à l’offre. De toute façon, rien au monde n’arrive à la hauteur de la douche chaude purifiante, énergisante et bienveillante.
Prêtes pour la deuxième étape: le camping des lacs à 13 km. On entre dans le parc Forillon, dont on se fait parler depuis le début. Ce parc national au fond de la province, la légende au nom qui rime avec durillon, mais en beaucoup plus joli. Il est beau, bien entretenu et bichonne nos derniers pas de cette grande aventure. Des ponts traversent les ruisseaux, des bancs accompagnent les points de vue. Au camping, on sort les chaudrons et on se gâte de gruaux avec miel et beurre de peanut. Il faut vider les sacs, on n’a plus besoin de réserves.
Troisième et dernière étape: le camping des crêtes 2, à 13 km. Ils sont tough ceux-là. Mon genou gauche a des spasmes, mes chevilles plient mal et j’ai un point dans le dos depuis quelques jours. Mais le chemin est tellement éblouissant que le reste paraît secondaire. On cherche des ours ou des caribous, mais on ne trouve que perdrix et écureuils. C’est pas que vous n’êtes pas cools (enfin les écureuils, je vous méprise, surtout ceux qui ont encore un peu des tomates de mon balcon au coin de la bouche), mais voir un caribou, ce serait un peu plus badass.
On s’installe avec joie dans le semi refuge, notre dernier abri du SIA. On mange, on laisse nos corps refroidir. Au moment de la tisane, un couple arrive, pas très content de nous voir. J'ai comme un air de déjà vu. Cette fois on ment un peu. Oui, nous aussi on a réservé. Ça doit être un fuck up des bureaux, que voulez-vous; dommage qu’il n’y ait pas de réseau pour vérifier avec eux. Mais bon, il y a quatre lits, on est quatre, tsé, on va pas faire de bruit tard.
JOUR 34 - ABRI DES CRÊTES 2 - BOUT DU MONDE - 20 Km
Le départ est rapide. On ne veut pas réveiller le couple, et il pleut, alors deux barres tendres servent de déjeuner. Je n’ai plus de besoin de penser à l'architecture de mon sac, le rangement se fait les yeux fermés. La pluie est fine heureusement, et intermittente, c’est pas si pire. Les premiers kilomètres passent lentement, eux non plus ne veulent pas nous quitter. La borne 9 est un choc. Pendant un mois, ces bornes rouges étaient remplies de trois chiffres, puis deux, et maintenant un tout petit. Dans ces derniers jours à longues distances, 9 km, c’était le début de la fin. Le large sentier longe la côte, montre de belles vues surplombées de nuages vibrants. On voit même Percé, puis le Cap dans la brume, notre objectif depuis si longtemps, comme une chimère qu’on pourchassait d’un pas à la fois; d’un pas chargé d’équipement, de boue et de fatigue, mais d’un pas content. Il est maintenant à portée.
On a réfléchi notre playlist des 5 derniers km. Borne numéro 5: Eye of the tiger, qui redonne de l’énergie. On monte les côtes comme Rocky court les marches. Borne numéro 4: Sous le vent. Le hasard nous fait marcher sur une plage pour celle-là. Les cormorans ont l’air d’apprécier Céline et Garou. Borne numéro 3: Toxic. Fallait être là pour comprendre. Borne numéro 2: Dans la vallée de Dana, qui va bien avec le temps nuageux. On fait peur à un ours qui dormait dans les herbes hautes. On voit surtout ses fesses qui s’éloignent de nous. Borne numéro 1: évidemment, The final countdown. Comme arrangé avec le gars des vues, les derniers mètres ont l’acharnement d’une montée bien abrupte. Le sentier veut laisser une bonne dernière impression.
On arrive finalement devant un panneau “Cap Gaspé”, en avant de toilettes sèches. Ironique. Puis arrive le phare du bout du monde, désert, comme un jeudi matin pluvieux de septembre. Daphné m’ouvre ses bras. Elle a compris avant moi; on est au bout. Moi, je cherche une de ces flèches que je suis depuis 34 jours, qui me disent où diriger ma vie. Elle répète: “bravo, on l’a fait”. J’ai jamais eu l’esprit vif.